▬ Bambi est arrivée une de ces journées où il ne se passait pas grand chose. On l’a trouvé marchant tranquillement vers Espero, ayant suivi les traces de vie vers la civilisation. Elle n’avait pas vraiment l’air inquiète ou surprise, elle s’est prêtée au jeu d’échanger dans diverses langues jusqu’à ce qu’on se comprenne.
(la vrai surprise aura été de réaliser qu'elle n'avait pas débarqué dans une étrange expérience russe)

▬ Bambi a un de ces visages qui semble familier, d'un âge difficile à placer - elle dirait 16 qu'on lui donnerait, elle dirait 26 qu'on l'accepterait.
À l'arrivée elle portait l'uniforme de ses 17 ans, la bague de ses 19 - et dans son sac une édition de Sibylle sorti quand elle avait 21 ans, 52 ostmark dans son porte-monnaie et 400 deustche mark dans la doublure de son sac. Quelques notes indéchiffrables et des souvenirs éparpillés.

▬ Bambi aime dire qu'elle a envahi la radio sitôt arrivée. En vrai elle a d'abord touché à plusieurs occupations et activités tout en gardant un œil sur cette radio sous-utilisée. Elle s'est attelée à rétablir les communications d'urgences - puis peu à peu, les annonces, communications importantes, l'actualité. Et finalement, le divertissement. Elle ne voulait que se préoccuper du technique mais la difficulté liée à trouver des animateurs fiables l'a amené à prendre cette charge - aujourd'hui c'est une des voix les plus connues de la communauté.

▬ Bambi organise plus qu'elle anime - sa voix résonne tout de même aux petites heures du matin aux dernières du soir. On murmure qu'elle n'engage que des ressortissants de l'URSS et associés, elle répond aux rumeurs que c'est surtout chez eux qu'on trouve les clampins les plus habitués à travailler sur du matériel désuet (et les fauves ivres de libertés qui placent les média plus haut que leur propre santé.) Sorcière de la tour radio mère louve pour ses employés elle les adore et les engueule demande leur âme leur donne son meilleur - il n'est pas rare que la voix des exigeances abandonne l'espéranto pour parler russe avec l'accent matraque et ses mots lacrimogènes (entre l'ardeur et les sourcils froncés ses collègues et employés ont toujours accès aux clopes et cafés, elle chouchoute les amateurs des mauvaises heures et les insomniaques travailleurs.)
Elle engage aussi les bonnes plumes les artistes et les musiciens, clamant qu'Espéro n'existe que si elle a une culture, si elle crée (que survivre ça n'est pas vivre.) À chaque nouvel arrivant elle leur tourne autour pour voir si ils n'auraient pas quelques talents dont la radio pourrait profiter - c'est pleine de miel et tout crocs dehors qu'elle se jette sur ceux qui peuvent faire de la musique.

▬ (le marché noir c'est une seconde nature - Bambi s'y est glissée comme dans des draps chauds un soir pluvieux.)                     (elle dit)  (l'inéchapable)      (telle qu'est Espéro, il va toujours exister)(c'est ridicule de penser pouvoir le détruire le faire disparaître le cacher)         (mieux aurait valu l'encadrer le structurer le contrôler)    (que parce qu'on prétend l'égalité entre tous on efface pas la différence de pouvoir) (que les choses seront toujours compliquée)         (qu'Espéro la toute bonne reste le rêve d'idéalistes né à l'Ouest)    

▬ Bambi est née sous un régime fasciste a poussé ses premiers cris dans une ville bombardée et a grandi dans une dictature communiste. À la mort de ses parents on l'a séparé de ses sœurs - à huit mois et deux ans et demi les petites ont été placées chez des oncles et tantes qui se voyait braves parents, et du haut de ses huit ans on l'a envoyé chez la grand-mère acariâtre trop têtue pour accepter qu'elle ne pouvait plus vivre seule.
Elle a entretenue une correspondance à sens unique avec ses frangines, bercée par le rêve qu'un jour elle serait assez grande et capable de les retrouver. Le mur n'existait pas encore.

▬ Sa grand-mère n'a pas dit un mot d'allemand depuis qu'ils ont arrêté son mari. Elle baragouine un hongrois grognon et s'engueule avec les commerçants les voisins les passants les pigeons. Bambi s'excuse derrière elle et passe le plus clair de son temps loin de la maison. À 17 ans c'est la promesse de toujours s'aimer, à 19 ans elle se fiance, la certitude de pouvoir fermer la porte sans se retourner.

▬ Bambi c'est la jeunesse socialiste trop socialiste pour le parti; c'est les réunions des jeunes plein de rêve qui y croient encore, c'est la radio amateur les affiches et les discussions animées
(C'est les conversations téléphoniques écoutées c'est les amis disparus arrêté c'est ceux qui ne reviennent pas et ceux qui reviennent changés; c'est marcher en se sachant suivi c'est les arrestations pour des crimes qui n'ont pas été commis)

▬ Bambi elle pense se souvenir de tout - du principal en tout cas. Elle dit qu'elle a oublié, elle dit que ce n'est pas grave. Elle rigole et dit que ce n'est pas grand chose. Elle se souvient de son prénom, Jáél, préfère le taire - sans se rappeler pourquoi. Jáél ça n'est pas allemand.
Mais Bambi se mélange s'embrouille et confond les choses; sa grand-mère n’est pas hongroise, elle est allemande - son grand-père paternel que les nazis ont arrêté pour ses idées politique est hongrois, sa mère est hongroise, Jáél est hongroise. Elle n’a pas 17 ans, elle n’a pas 21 ans, elle en a 27 - elle est mariée et sans enfant; et leur couple au bord de la rupture.  Son fiancé mari est un homme bien, porté par ses idées. Ils avaient dit que si les choses empiraient, ils partiraient. Que c'était plus facile de partir depuis la Hongrie, qu'ils s'en sortiraient.
Physiquement Bambi ne reflète pas son véritable âge, semblable à ce dont elle se souvient. Six années entières dont elle n'a aucun souvenir éparpillées.

▬ Bambi c'est l'horreur inhérentes de ne pas avoir de chez soi de ne pas appartenir - c'est l'incapacité de jouer son rôle tel qu'on le devrait, c'est le sentiment d'être une fraude c'est la mauvaise fille sœur femme épouse l'allemande mais pas assez la femme qui n'arrive pas à être mère la citoyenne qui n'est pas socialiste de la bonne manière la révolutionnaire qui n'est pas convaincue pas assez prête à mourir à souffrir comme il le faudrait c'est ne se reconnaître dans aucun de ses rôles c'est surjouer son texte pour ne pas être questionnée. C'est le travail accomplie au delà des attentes c'est le foyer propre le repas bien cuisiné le lit qui est fait c'est jouer le rôle dans les bras et l'orgasme dans le lit c'est convaincre oui je suis heureuse oui tu es un bon mari c'est mentir en attendant que ça devienne vrai c'est la façade qui tue toute intimité c'est la honte de reconnaître qu'on préfère être en charge qu'on est plus heureuse au travail               c'est les concessions les poisons c'est trahir autrui et se trahir soi-même. C'est la constante infantilisation et la nécessité d'en jouer. C'est moins cruel si on s'éviscère soit-même que de laisser autrui le faire.
Bambi c'est des années à se construire un nid de brindilles qui s'effondre à la moindre bourrasque.

▬ Bambi c'est une biche sans tête une femme à tête de cerf.
C'est la bougie qui vacille au milieu des courants d'air.

▬ Bambi est là depuis assez longtemps pour avoir un soupçon d'idée sans être initiée. Elle s'y refuse - elle préfère continuer à construire de là où elle est. Ce qu'il y avait avant est mort. Elle a suivi l'actualité à la hauteur de ce qu'elle pouvait, le monde dont viennent les nouveaux arrivants - que tout ce qu'elle a toujours connu est porté disparu.
Pour la Bambi d'avant, c'est trop tard de toute façon.