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Forsaken
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# Mar 12 Déc - 16:21
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Les posts qui suivent proviennent d'un autre forum, où Forsaken a été originellement crée.
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# Mar 12 Déc - 16:25
Ce qui ne sera pas
L'appartement de Monsieur Thompson était à son image : vide et poussiéreux. Il ne possédait presque rien, et il ne cherchait à rien posséder. Aucun élément superflu — décoration, photos, ou vaisselle —, si bien que l'on avait l'impression de se retrouver dans une pièce digne d'Ikea. Si ce n'était que la plupart des meubles avaient été récupérés et restaurés par ses mains ; voilà comment il occupait son temps libre. Militaire, rien ne dépassait, et tout était parfaitement à sa place. La seule chose dénotant, c'était l'étagère remplie jusqu'à ras bords de conserves, et de bien de premières nécessités se trouvant dans la cuisine. Même chose si on ouvrait les placards : une seule assiette, une seule paire de couverts et un unique verre, mais surtout : des paquets de pâtes et de riz à ne plus savoir quoi en faire, rangés dans un ordre précis — par date de péremption — tous de la même marque. Et du café. Beaucoup de café. Soluble. Pour le boire, Thompson n'utilisait pas de bouilloire, et se contentait de faire chauffer l'eau à la casserole. Une seule tasse par jour — strictement —, souvent acide, avec les grains qui peinaient à se dissoudre dans le fond. Il s'assurait de ne pas trop apprécier le goût.

L'on disait qu'il avait un don pour rendre tout insupportable et écoeurant. D'un simple contact, Thompson transformait les bonbons en des bouts de sucres culpabilisants, et d'un regard, il rendait les gens inconfortables avec l'image qu'ils lui renvoyaient.

Thompson se satisfaisait de cette vie-là, et il regrettait d'être en appartement ; le confort d'une cave, où il aurait pu se réfugier dans un abri anti-atomique faisait défaut. De même qu'écouter le crépitement d'un feu qui peine à survivre au fond d'une cheminée lui manquait, mais que son père se rassure ; il ne mettait jamais le chauffage dans son appartement. Chez lui, c'était le silence. L'on percevait à peine le son de sa respiration calme, et il se roulait dans cette complaisance. Tout ce que la plupart des gens trouvaient inconfortable ? Lui, ça le rassurait. Dans le silence, l'on n'était étonné de rien ; le bruit de la vie ne couvrait pas celui du danger.

Aujourd'hui, pourtant, Thompson sentait un poids inhabituel dans la poitrine. Il était assis au centre du salon, en train de lacer ses bottes épaisses, soigneusement. Ses longs doigts d'araignées s'attelaient aux nœuds, et ils en faisaient plusieurs tours. Les lacets étaient rongés par l'usure, mais Thompson faisait des économies sur tout, et ne s'offrait rien. Tout était affreusement banal. Si ce n'était cet étrange sentiment au fond de sa poitrine, ça grattait les parois de sa cage thoracique. Il pensa alors à son père.
Froncement de sourcils.

Non.

Son esprit ne devait pas déroger au plan initial. Il hésita à prendre son téléphone — un vieux Nokia acheté à moindre coût il y avait dix ans de cela —, et à l'appeler. Dans son répertoire, on ne trouvait rien de superflu ; les contacts enregistrés étaient ceux de son travail. Et celui de son père ne s'y trouvait pas — ce n'était pas la peine, il le connaissait par coeur, et puis, quoi mettre ? « Père » ? « Papa », ça sonnait trop étranger. Et comme à chaque fois où Thompson ne savait pas quoi faire d'une émotion, il se contentait de la jeter.

Il se leva et rangea son téléphone dans la poche intérieure de sa veste. Avant de partir, il vérifia que tout était ordre ; le lit était fait, la chaise remise à sa place, et il lui restait exactement 72 paquets de café soluble. Le 73e arrivait à la fin. Bien.
Si ce n'était cette appréhension.

Pourtant, Monsieur Thompson n'en donna pas plus d'importance, et il sortit. Il ne prenait jamais l'ascenseur, il descendait ou montait toujours à pied, le regard rivé au bout de son chemin. Son immeuble sentait l'humidité, et il nota que la femme de ménage n'avait pas fait les poussières sur la rambarde de l'escalier. Ça resta collé à la paume de sa main abîmée, lorsqu'il vérifia. Une fois en bas, il jeta un oeil à l'étage qu'affichait l'ascenseur ; le troisième. La voisine du numéro 302 ne tarderait pas.

Et comme d'habitude, Monsieur Thompson s'avança vers la porte de sortie, et il l'attendit. Il ne donnait pas réellement l'air de l'attendre particulièrement, mais il avait remarqué qu'elle était toujours pressée — en retard, incapable de se lever de bonne heure. Mais il lui ouvrait toujours la porte, la main placardée en plein milieu et sa grande silhouette sur le seuil. Le corps tourné de trois quarts, afin de l'examiner sortir en trombe de l'ascenseur, les cheveux dans tous les sens, et le visage à peine maquillé.

La voisine du numéro 302 ne dérogea pas à ses habitudes, car à peine l'ascenseur gémit sa présence, qu'elle regarda autour d'elle avant de se diriger vers la sortie. Et comme à chaque fois, elle sembla se rendre compte de sa présence uniquement lorsqu'elle passa devant lui. Et c'était toujours la même scène :

« Oh ! Merci ! »

La voisine du numéro 302 lui paraissait minuscule — elle lui arrivait à la poitrine, il estimait sa taille à un mètre soixante —, mais aujourd'hui, elle lui arrivait aux épaules. Thompson remarqua les talons, le rouge à lèvres carmin et le crayon qui dépassait légèrement de sa lèvre inférieure. Des cheveux noirs et épais, bouclés et sauvages, difficilement attachés dans un chignon - dommage, elle était plus jolie avec sa crinière lâchée dans tous les sens. Une grande veste beige, et un truc qui brillait sur ses joues rondes ; ça amplifiait la couleur caramel de sa peau.

« Bonjour. »

Les regards qu'elles lui jetaient, ils étaient toujours intimidés et elle fuyait vite ses yeux. D'habitude, Thompson se contentait d'un hochement de tête, et il ne lui répondait que rarement ; il ne faisait jamais la conversation aux gens, et il ne prenait pas la peine de les saluer. Mais cette fois-ci, une fois qu'elle termina de passer devant lui, en remettant son chignon en place, il répondit :

« Bonjour. »

Sans sourire en réponse au sien.

Lorsqu'elle s'éloigna, le corps de Thompson reprit vie. Il s'articula de nouveau, cessant de maintenir la porte, et ses longues jambes le menèrent vers le chemin opposé que la voisine du 302 prenait. Un coup d'oeil vers elle, comme pour s'assurer qu'elle se rendait en sécurité vers l’arrêt de bus.
Et il se demanda soudain, si elle comptait partir ce Week-End. Un jour, il l'avait entendu au téléphone raconter qu'elle descendait régulièrement voir sa famille le vendredi.

Et il était vendredi.

. . .


Thompson n'avait jamais peur.

Du moins, c'était ce qu'il se répétait ; une prière presque. Depuis petit, son père lui avait appris que la peur était naturelle, mais qu'un homme — un vrai ! — savait la dompter. Et ce vendredi, il ressentait une peur particulière. Il avait conscience que ce qu'il allait faire serait mal, mais rien ne pouvait lui faire changer d'avis. Dix ans. Non. Moins ? Quel âge avait-il déjà ? Il douta soudain.

Sur le chemin du travail, le vent avait le goût de la normalité. La ville était sereine, et le soleil resplendissait ; Thompson avait chaud. Lui, il était habitué à la froideur de l'Alaska, et cela lui allait bien. Son coeur était un bloc de glace, mais cela lui permettait de toujours prendre la meilleure décision.

Pourtant.


[Forsaken]

Thompson était un homme d'erreurs.

Sa grande silhouette était lugubre dans le paysage d'Arcadia Bay. Peut-être parce qu'il se tenait comme un chasseur en train de traquer sa proie, ou qu'il fixait les gens avec ses yeux dénués d'émotion. Il passa devant le lycée, où il remarqua la présence d'un bus scolaire venant d'une autre ville mal garé — la roue avant débordait légèrement sur le trottoir. Il en vomissait des adolescents, et quand il entendit la voix criarde des filles, et vit leurs bras chargés de pompons, il se souvint qu'adolescent, il détestait particulièrement les cheerleaders.

(Superficielles et stupides.)

Le vent avait le goût de la normalité, une odeur un peu salée. Et il continua de marcher, le dos crispé de percevoir la horde d'adolescents derrière lui. Et quand enfin, il dépassa le lycée, ses muscles se détendirent. Ses yeux étaient deux miradors, à veiller sur la ville bien malgré lui, et à noter toutes les choses inhabituelles. L'affiche de la fête foraine, placardée sur un poteau l'agaça par exemple — il n'aimait pas les déchets. Ou encore, le Starbucks de la ville, érigé sur la place principale, où les étudiants pullulaient comme des microbes. Pincement au coeur. Thompson s'en voulait encore, même dix ans après - dix ans ? Quel âge avait-il, déjà ? —, et il jaugea de loin l'individu aux cheveux blonds et aux allures de rêveurs.

Curieusement, aujourd'hui, tous les détails les plus insignifiants de la vie humaine s'accrochaient à son cerveau. Nuisibles. Une impression de déjà-vu. Mais Thompson raisonnait plus qu'il ne ressentait, et il mettait cela sur le compte de ce qu'il accomplirait, aujourd'hui.

Oui, aujourd'hui, ce serait la fin.

(Le début ?)

Et alors qu'il déambulait dans la ville, le pas décidé et militaire, il jugeait sévèrement les civils. Les voitures grondaient dans ses oreilles, et il s'agaçait de voir la populace de ne pas marcher ; il avait le permis, mais pas de voiture. Il se déplaçait uniquement avec celles mises à disposition dans son service, et lorsqu'il devait se rendre en forêt. Il estimait que les véhicules étaient une catastrophe écologique, et que c'était en partie pour cela que les Américains étaient gros. Dans le monde de Thompson, les gens ne pouvaient s'en prendre qu'à eux-mêmes ; s'ils étaient faibles, c'était parce que leur esprit n'avait pas été soumis aux vraies difficultés de la vie.

Thompson ne prenait jamais les transports en commun, et il faisait le chemin à son travail à pieds. Enfant, il avait eu interdiction d'emprunter le bus scolaire, et il se rendait au lycée à la marche. Qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il neige ; maintenant encore, il ne dérogeait jamais à l'éducation que son père lui avait donnée.

Après tout, il suffisait de partir tôt, non ?

Enfin arrivé au poste, Thompson fronça les sourcils — on ne lui connaissait aucune autre micro-expression —, alors qu'il constatait la vague de chaleur qui lui claqua au visage. Il ne supportait pas cela, mais il ne le disait pas, et il se contentait de se défaire de sa lourde veste dans un silence grinçant. La plupart de ses collègues ne prenaient plus la peine de saluer, et dans ce vacarme où ça discutait aussi bien des familles que des feux de forêt, Thompson était une anomalie. Malgré tout, parmi les autres gardes-chasses, il y en avait toujours un pour venir lui proposer un café, ou qui tentait de lui faire la conversation. Bien malgré lui, Thompson s'adonnait à ce cirque social, apathique, fatigué de faire la conversation pour rien.

« Non. »

Prendre place sur sa chaise, attendre que l'ordinateur s'allume. Non, pas de café. Non pas de café, une phrase répète tous les jours, avec le même ton laconique et le regard ombragé.

« Je te mets sur quel créneau pour la formation de tir ? »

Vérifier qu'il ne ratait jamais sa cible. Encore. Thompson ne montrait pas son agacement de devoir (re)faire ses preuves, car il comprenait l'intérêt de la procédure. Et il allait avoir trente ans — moins ?

« Vous connaissez mon emploi du temps. »

Son supérieur, probablement la cinquantaine, visage bouffi et rouge. En surpoids. Mais bienveillant, attentionné avec les enfants, et à lui réclamer plus de souplesse. Thompson ne remarquait jamais ses élans paternels vis-à-vis de lui, il le considérait comme un parasite qui bouffait son temps.

« Oui, certes, mais tu as droit à des vacances. Tu ne veux pas les utiliser pour remonter chez toi ? »

Thompson ne prenait jamais de vacances, et même malade, il viendrait au travail. Peut-être qu'au fond, ce qui le terrorisait le plus, c'était d'être chez lui. Se retrouver enfermé entre quatre murs, ce n'était pas naturel. Du temps libre, encore moins. Alors Thompson répéta :

« Vous connaissez mon emploi du temps. »

Pour son supérieur, ce n'était qu'un échec de plus, mais il revenait toujours à la charge. Il soupira, malgré tout, et il accepta sa défaite en lui donnant une date. Thompson hocha la tête : parfait, un jour de congé en moins. Dans le fond, il entendit l'un de ses collègues rire de son supérieur : rien n'y faisait avec une personne comme lui. Coeur de pierre, et bourreau du travail. Thompson serra la mâchoire, mais il ne répliqua pas. Il se moquait des reproches ; il n'y avait que les crétins pour prendre des congés.

Le travail toujours le travail.

De toute façon, Thompson savait qu'il ne viendrait pas à cette séance de tir.

Il savait très bien ce qu'il ferait.

Mais pour l'instant, la journée restait parfaitement banale, calculée et réglée comme il l'entendait.

« Ces ados n'empêchent, foutre une vidéo YouTube de leur feu de joie. »

Thompson n'en pensait pas moins ; il avait ce groupe de gamins dans le collimateur, et il avait presque pris plaisir d'entendre leurs parents les sermonner, lorsqu'il était venu personnellement les voir avec la plainte. Plus que tout, il ne supportait pas l'insouciance et qu'on maltraite la forêt.

(La forêt sait)

Thompson n'aimait pas plus que d'écrire les contraventions que d'être prisonnier ici. Son écriture était particulièrement difficile à lire, et s'il y avait une chose sur laquelle il doutait en permanence, c'était l'orthographe. Il n'avait pas plus de dextérité avec l'informatique, et surtout, il ne savait pas demander d'aide. De même qu'il n'était pas doué avec Google, et qu'il se méfiait d'internet comme de la peste. Alors il se relisait de longues minutes, le pouce tapotant contre le bout de son stylo, agacé d'être faillible. Il détestait lire et écrire, il n'en avait jamais compris l'intérêt ; la nature du verbe était le mensonge. C'était une porte de sortie aux esprits faibles, trop fragiles pour affronter la dureté de leurs vies. Ou de leur incompétence.

Et plus que tout au monde, Thompson détestait se sentir incompétent.

Cela le renvoyait au racisme qu'il avait connu au lycée, et le nombre de fois où il avait entendu ses professeurs prétendre qu'il était paresseux. « Les gens comme toi finissent parquer dans des réserves, tu es un déchet pour la société ».

Et pourtant, c'était pour la société que Thompson faisait tout cela.

Il le savait ; tout le monde n'était pas fait pour ce qu'il faisait. Les humains étaient délicats, ils n'avaient pas les épaules pour supporter le poids qu'il acceptait de porter pour eux.

« Thompson. »

Il releva la tête vers son supérieur, et ce dernier força un sourire en désignant de sa grosse main l'homme à ses côtés.

Allan.

En silence, Thompson se leva, il éteignit l'ordinateur - juste en appuyant sur le bouton —, et il prit sa veste. Son supérieur essaya :

« Il s'est proposé d'être votre guide, vous êtes ornithologue, non ?
— Oui, tout à fait ! S'exclama Allan avec entrain.
—Et vous vous connaissez depuis le lycée ? De l'Alaska tous les deux, continua son supérieur dans un rire forcé. C'est fou, ça, le destin ! »

Oui, le destin.

Thompson savait quelle était la question que son supérieur ne se posait pas : pourquoi se proposer pour aider Allan ? Mais elle était toute trouvée : le destin. Et Allan lui sourit, sincèrement, ce qui lui arracha un frisson de dégoût au creux de ses omoplates.

« Salut Tyler, fit-il en lui donnant une tape dans l'épaule. »

Tyler.

Son prénom sonna désagréablement dans son crâne. Ça grinçait, ça se coinçait au fond de son cerveau.

« Bonjour, Allan. »

La seule personne de la ville qu'il tutoyait — malgré toutes les demandes de son chef à être moins formel. Allan le regarda enfiler sa veste, et il ricana :

« Tu ne changes pas avec les années, hein ?
— Il a toujours été aussi timide ? Essaya son supérieur.
—Je ne suis pas timide. Viens. »

Tyler.

Non.

Ce n'était pas ça.

Tyler.

[Tyler] passa devant eux, sans un mot. Et alors qu'il se dirigeait vers la porte, il entendait Allan prétendre à son supérieur qu'il n'avait jamais été très à l'aise avec les autres.

Non, ce n'est pas ça.

Tyler.

C'était quand, la dernière fois où quelqu'un l'avait appelé par son prénom ?

(Appelle ton père)

Et ça faisait mal, dans sa poitrine. Ce prénom était douloureux.

. . .


Allan venait de se condamner à mort, et cela, il l'ignorait encore.

Tyler le suivait, tel un chasseur guettant sa proie, et ce dans un silence pesant. L'on entendait le bruit des pas d'Allan dans l'herbe, les branches qui craquaient sous sa semelle, ou encore sa respiration saccadée. Sa voix polluait le silence de la forêt, lorsqu'il s'arrêtait parfois pour lui parler. Partir faire du repérage pour les oiseaux. Tyler était calme, il ne perdait jamais son sang-froid, et il ignorait son estomac serré. Il n'avait jamais tué quelqu'un de sa vie, malgré les entraînements. Tout ce qu'il avait vu à l'armée n'avait jamais dépassé le stade de la théorie. Pourtant, il était loin d'être un mauvais tireur — et il se répétait : deux fois. Toujours deux fois. Il savait qu'à partir du moment où Allan percevrait la détonation, ce serait déjà trop tard. Une balle part plus vite que le son. C'était ainsi.

Tyler aurait pu l'exécuter ailleurs, mais cela aurait été prendre le risque qu'il s'enfuie.

Tyler aurait pu accepter de dîner avec Allan et sa famille, mais il ne voulait pas imposer cette vision aux enfants et à sa femme.

Sous le coup du stress, les gens sont sensibles. Il ne voulait pas de réactions imprévisibles.

La forêt saurait, et la seule culpabilité qu'il ressentait, c'était de lui imposer un cadavre.

Est-ce que les oiseaux continueraient de chanter ?

Allan avait changé en quelques années, contrairement à lui. Il avait perdu de la masse, il avait pris un peu de ventre, et il portait des lunettes. Tyler ne put s'empêcher de le trouver cliché, avec son chapeau et son ensemble kaki. Il portait des jumelles autour de son cou, et il s'arrêtait souvent pour parler de ses espèces favorites. L'Oregon, c'est si différent de l'Alaska, pas vrai ? Oui. Et Tyler préférait mille fois assister aux aurores boréales que de marcher dans l'humidité. Il n'aimait pas particulièrement le vent marin d'ici.

Allan avait tout ce que Tyler n'avait pas : une peau blanche, des cheveux blonds, et une famille pour l'aimer.

Allan avait tout ce que Tyler n'avait jamais eu : du respect naturel, la popularité, et du charisme.

Allan n'avait pas l'air de se soucier de ce qu'il s'était passé, et il parlait du lycée, comme si la fusillade n'avait jamais eu lieu. Il peinait à discuter et à remonter la pente en même temps, et il se tournait plusieurs fois vers Tyler pour s'assurer qu'il était toujours là.

« Tu es si silencieux, j'ai presque l'impression d'être seul. »

Tyler ne répond pas, il se contente de s'arrêter, et de le regarder. Allan avait cessé de grandir, et désormais, Tyler le dépassait.

« Je suis surpris de te trouver en Oregon, je pensais que tu prendrais la relève de ton père.
— Plus de postes. »

Résuma Tyler.

C'était qu'il avait bien fait les choses, Tyler. Il avait trouvé l'endroit où Allan habitait, il avait étudié le moindre de ses faits et gestes, puis il lui avait fait croire à des retrouvailles fortuites au supermarché. Il s'était fait une place dans ses habitudes, il avait été jusqu'à lui serrer la main quand ils s'étaient reconnus.

« C'est vrai ? S'étonna Allan en remettant correctement sa casquette. Ah... ce n'est peut-être pas plus mal pour toi. »

Cette phrase le fit tiquer, mais Tyler ne l'alimenta pas. Il avait l'impression qu'Allan critiquait son père, et il ne supportait pas cela.

« Au final, ça te ressemble bien, non ? Reprit Allan, alors qu'il gravissait péniblement la pente. Garde-chasse, je veux dire, comme ton père. C'est fou ça... qu'on se retrouve ! Le destin, sans doute. »

Tyler hocha la tête.

« Tu crois au destin, toi ? C'est peut-être dans ta culture après tout. »

Tyler plissa les yeux sur Allan, et celui-ci eut un rire nerveux.

« Roh... c'est bon, Tyler, je plaisantais. »

Mais tous les deux savaient que c'était un mensonge. D'aussi loin que Tyler se souvenait, Allan avait toujours mis un point d'honneur à le moquer pour sa « culture ». Et malgré toute sa bonne humeur, les remarques mesquines fusaient dans l'air.

« Les tatouages aussi, c'est culturel ?
— Non. »

Allan pencha la tête sur le côté, et il haussa un sourcil.

« Voyons ? S'il a bien un truc qui m'a surpris en te reconnaissant, c'est ça. J'pensais pas que tu serais du genre à te tatouer, surtout la gueule. »

Tyler le fixa, silence.

« C'est vrai que c'est moins visible, du coup. »

Et Allan lui tourna le dos. Tyler passa — inconsciemment — les doigts sur sa balafre. Il se souvenait du lycée, et des regards des gamins sur sa face.

« Ça t'a pas fait mal ? Quoique te connaissant, ça n'est pas ça qui a dû t'arrêter.
— En effet. »

Tyler attendait le bon moment, et il se forçait à faire la conversation. Allan eut un petit rire.

« Mon fils a jamais vu d'Indiens, tu devrais venir à la maison, un peu. Oh ! Je t'arrête tout de suite, je suis pas raciste, mais... tu sais, il adore les films de cow-boy ! Et les dinosaures. Ça me fait penser, Tyranosaure ou Ankylosaure ? »

Je suis inuit, connard.

Tyler haussa les épaules, plutôt que d'avouer qu'il ne faisait pas la moindre différence entre les deux. Allan soupira.

« Allons... t'avais pas des figurines de dinosaures, toi ?
— Non. »

Le premier cadeau que son père lui avait fait, c'était un Sig Sauer à l'âge de douze ans. Et une partie de chasse. Tyler se souvenait encore de la biche, morte d'une balle à la tête, et du sang que l'herbe buvait. Son père qui le félicite pour ne pas avoir raté sa cible.

« Allan ?
— Ouais ? »

Sa propre voix sonnait étrangère à ses oreilles, et Allan fut surpris de l'entendre prononcer son prénom. Il lui jeta un coup d'oeil :

«Tu te souviens de ce jour-là ? »

Allan fixa la pente, puis Tyler, et il approuva en silence avant de reprendre le chemin. Avant qu'il ne se retourne, Tyler le vit se bouffer les lèvres. Il toucha à sa casquette, il redressa le col de sa veste, et il regarda autour de lui.

« Oui. »

Admit-il enfin, dans un souffle fatigué.

Plus tous les deux grimpaient, plus ils s'enfonçaient dans la forêt. Ils étaient encadrés par des chênes, et leurs feuillages recouvraient le ciel. Cela devenait difficile, la lumière était camouflée par les branches ; à oublier qu'on était en plein jour. Tyler était tendu.

« Tu sais, je n'ai pas été surpris d'apprendre que tu avais survécu, lâcha Allan. C'est quelque chose qui te ressemble. »

Tyler fronça les sourcils. Parmi toutes les remarques que son camarade aurait pu lui faire, il ne s'attendait pas à celle-ci.

« Tu es toujours aussi inaccessible, tu sais ça ? Reprit-il. Presque toujours seul.
—Presque. »

Tyler battit des cils. Il se sentit triste, soudain.

« Oui, presque, continua Allan, inconfortable ; il continuait d'observer autour de lui. On ne comprenait pas pourquoi il s'était entiché de toi, t'sais ?
— On était amis.
—Oui... bon, prends-le comme tu veux, maugréa Allan.  »

Amis.

Ils arrivaient au bout, déjà la pente s'assouplissait, et les arbres se dégageaient. Le vent passa dans les cheveux de Tyler, et son regard se fixa sur Allan.

« Tu te rappelle pourquoi il a fait ça ? Tu sais, A. »

Allan s'arrêta, son corps était crispé. Tyler remarqua les mains qui s'enroulaient autour des jumelles, et de la nervosité qu'il respirait.

« A.... tu ne trouves pas ça... ridicule ? Comme on l'a jamais nommé dans les journaux, avoua Allan. Oh ! »

Un battement d'ailes, une branche secouée, et des plumes au sol. Allan attrapa ses jumelles, mais avant d'y coller ses verres de lunettes, il se fit couper par Tyler :

« Tu sais pourquoi A. a fusillé treize personnes, ce jour-là ? »

La carabine était dans son dos, elle frottait contre son omoplate, mais à cet instant, elle lui semblait légère. Allan ne répondit pas.

« Tu sais sur qui il a tiré dans les douches ?  »

Le temps qu'Allan se retourne, Tyler enlevait le cran de sécurité. Il l'entend à peine murmurer :

«  Je sais, je suis désolé que ça soit arrivé.  »

Parce que le bruit des deux détonations passe par-dessus sa voix. Dans le silence, Tyler était certain de ne pas se faire surprendre ; le non-bruit ne couvrait pas celui du danger. Et à cet instant, il était le danger. Deux balles.

Ça va plus vite que le son.

Quand on entend un coup de feu, c'est généralement trop tard.

Pendant que le corps s'échoue dans les fougères, Tyler observe les oiseaux s'enfuir dans un nuage de plumes au-dessus de sa tête. Voilà. C'est fait.

À cet instant, c'est tout ce qu'il pense.

C'est fait.

Puis, il se dirigea vers Allan. Il vérifia son pouls, il souleva sa main, et il la relâcha. Enfin, il lui ferma les yeux.

Accroupi devant le corps, Tyler prenait pleine conscience de son acte. Le sentiment d'appréhension s'était envolé, mais il ne ressentait simplement rien. Pas de grand vide, et le poids sur ses épaules était toujours là. Cela ne changeait rien.

Si ce n'était, cette petite pensée : tu devrais appeler ton père.

Tyler songea que ce n'était pas la première fois qu'il voyait un cadavre, et les cicatrices de balles sur sa poitrine et sa hanche, elles brûlaient. Abattu dans le dos. Technique de lâche. Oui. Mais il ne voulait pas prendre le risque qu'il s'enfuie. Il avait réussi : fin de l'histoire.

Alors Tyler se redressa, il replaça correctement sa carabine, puis il sortit son vieux Nokia de la poche interne de sa veste.

Ah.

Plus de batterie.

. . .

Leurs réactions n'avaient pas surpris Tyler.

Et Tyler avait répété plusieurs fois l'information, impassible, monocorde.

« J'ai tué quelqu'un. »

Le regard décidé, la posture droite. Robotique. J'ai tué quelqu'un.

Dans son idée de justice, à aucun moment Thompson s'était dit qu'il échapperait à ce qu'il comptait faire. Depuis le début, cela était clair : il se rendrait à la police, et il déroulerait toute l'histoire. Pas besoin d'avocats. Il avait tué un homme, et il devait être condamné pour cela. Droit, fier ; Tyler n'était pas le roseau qui se plie au vent, il était un bloc de granite qui s'émaille, mais reste debout. Et ce qu'il avait fait lui ressemblait. Se dénoncer pour le meurtre d'Allan.

Depuis la cellule, Thompson percevait le pas saccadé des policiers, et leurs téléphones qui sonnaient. C'était étrange d'examiner le monde depuis cette position. Il était assis à même le sol, en tailleur, en train de fixer le policier qui se tenait à quelques mètres de lui. Ce dernier lui jetait des coups d'œil stressés, sans trop savoir ce qu'il devait faire du meurtrier. Ce n'était pas tous les jours qu'un homicide se produisait à Arcadia Bay, et ce n'était pas courant que l'auteur des faits arrive pour se dénoncer.

Pour Tyler, de toute façon, sa vie avait fini quand il s'était réveillé à l'hôpital.

Cette image n'avait jamais été altérée par le temps, et la vague de chaleur, pleine d'amour qu'il avait alors connu, une part de lui cherchait à la retrouver.

Contrairement ce que les gens pensaient, Tyler ne voulait pas être un saint. Il était humain, et être faillible, c'était dans sa nature. L'idée délirante avait poussé, elle s'était si profondément enracinée dans son esprit que pour lui, une autre issue avait été impossible. Il ne pouvait plus revenir en forêt, avec ce qu'il avait fait.

Au fond, Tyler se condamnait à la seule chose qui comptait réellement.

(La forêt sait)

Et Tyler savait qu'il ne voulait pas répondre au : pourquoi ? Pourquoi un homme si droit et si juste en arrivait là ? Parce qu'il n'avait jamais été un modèle de vertu, voilà tout.

En ce moment, la seule chose à laquelle il pensait, c'était combien le poste de police était bruyant. Et combien ils semblaient faibles. Que se passerait-il, si un jour quelqu'un ouvrait le feu sur eux ? Seraient-ils seulement capables de réagir ?

« Il avait vraiment fait ça ? J'y crois pas !
— T'es surpris ? Je me doutais bien que ce mec devait être un sacré psychopathe, c'était qu'une question de temps. »

Et quand [Forsaken] releva les yeux sur eux, ils firent mine de ne pas le voir.

Il pensa : vous êtes lâches.

Et sous son pull, les cicatrices de balles brûlaient plus encore. Il y avait un truc qui ne sonnait pas juste. Il releva la manche de son habit, et il inspecta son avant-bras. Il était lisse, anormalement lisse. Et ces gens ? Non. Cela devait être le choc.

Esprit pragmatique avant d'être homme d'intuition.

Animal de sang froid.

Tyler ne voulait pas voir son père.

(Pourquoi ne l'as-tu pas appelé ?)

Et Tyler savait combien il serait déçu, mais il ne pouvait pas lui expliquer son geste. Des années à ressasser ce qu'il s'était passé, des années à vivre avec une partie de lui qu'on avait exécutées. Il se souvenait encore de son réveil, de ses yeux qui le cherchent, comme une encre. De son père, le visage en larmes qui se souvient soudain que son fils

n'est qu'un enfant.

Il a désormais du sang sur les mains, et c'est dans l'ordre des choses de payer pour ce qu'il a fait.

Tyler n'est pas désolé.

Ni pour Allan, ni pour sa femme qu'il laisse veuve, ni pour ses enfants désormais bâtards.

En vérité, il s'en fiche complètement.

Ils ne savent pas ce que lui, il sait.

Ce que A. lui avait soufflé avant de se faire tuer.

De ce que leur père lui avait fait.

Et de la lame plantée à quelques centimètres de sa main, lorsque Tyler avait répliqué à sa tape derrière la nuque. Allan aurait dû le savoir, mais il avait fait la même erreur qu'au lycée ; il l'avait pris de haut. Après tout, s'il était si droit et juste, Tyler ne chercherait jamais à se venger ?

Ah.

Mais se venger de quoi, exactement ?

Lui seul le savait.

Il ne fait pas partie de ces gens.

Le poste de police est si bruyant ça couvre ses propres pensées. Tyler se sent épuisé, mais il ne se donne pas le droit de se coucher sur la paillasse. Au contraire, il le fait à même le sol, sans donner d'attention au policier qui lui dit d'au moins d'aller dans le lit.

Son dos craque sur la surface glacée, et ses mains se posent sur sa poitrine.

Tyler fixa de longues minutes le plafond de la cellule, et il songea que ça lui manquait. De percevoir le crépitement d'un feu de cheminée, alors qu'il s'enroule dans la couverture et qu'il attend le sommeil. Oh... cela ne lui ressemble pas, la nostalgie.

Peut-être qu'il commence à se faire vieux.

Peut-être qu'avec les années, il s'est ramolli.

Il était un feu de cheminée, à toujours réchauffer son quotidien glacé de sa seule présence. Et il parlait pour deux [Forsaken] n'avait pas besoin de faire semblant, ou d'alimenter une conversation. C'était suffisant. Souvent, il se plaisait à seulement l'écouter, se perdre dans ses mots, et dans les intonations graves de sa voix. Observer le sourire en coin, parfois

Même

Sourire à son tour.

Tyler, ça sonnait curieusement étranger quand il entendait ce prénom, maintenant.

Comme s'il n'était plus réellement à sa place.
Comme s'il n'avait jamais été réellement Tyler.

Ah... c'est peut-être pour cela.


Forsaken alors
ferma les yeux.
Et il se réveilla au milieu du rien.

. . .

C'était donc ça.

Le dos et les membres raides, Forsaken se releva dans les décombres. Il avait été réveillé par un emballage plastique, qui s'était échoué contre sa figure. Le pantalon et les mains sales de poussière, il contempla la réalité vide dans laquelle il était revenu. Et soudain, tout lui sembla normal.

Oh bien sûr, comme beaucoup d'autres, ce jour-là, il était confus et il ne sut plus trop à quoi se fier. Mais Forsaken restait un homme froid, et ses premiers réflexes furent de vérifier qu'il n'était pas blessé, et que sa carabine était bien à sa portée.

Il s'endormait toujours avec.

Le même nombre de balles, et le cran de sécurité n'est pas levé.

Pourtant, Forsaken mit de longues minutes avant de se décider de bouger. Il avait la sensation de ne pas être à sa place, et il prenait conscience qu'il ne serait pas puni pour ce qu'il « venait » de faire. Cela faisait pourtant loin, un an. Il remonta la manche de son pull, et il considéra la marque de brûlure sur son avant-bras gauche. Il se rappelait désormais, et il su pourquoi il avait survécu. Le but de sa vie, et ce qui lui restait à accomplir.

Porter sa croix, silencieusement, sans jamais se plaindre de ce qu'il s'infligeait lui-même.

Non.

Forsaken devait payer.

Le plan ne devait pas changer.

La ville était baignée de désespoir, et bon nombre de personnes qu'il croisa semblaient perdues, hagardes. Une hallucination collective ? Son esprit ne s'enfonçait pas très loin dans les théories ; peut-être s'en fichait-il, peut-être ce qu'il avait décidé d'accomplir supplantait le reste. Son pas était moins militaire qu'à son habitude, et dans ses épaules, s'écrasait le poids de cette nuit fatidique. Forsaken n'écoutait jamais les signaux d'alarme de son corps, alors il continua d'avancer malgré tout.

Plus le temps passait, plus les souvenirs semblaient étrangers. N'y avait-il pas un bus près du lycée ? Non. Et les adolescents ? Le Starbucks ? Ce n'était pas ce qu'il cherchait, alors ce n'était pas grave. Dans sa bouche, il y avait ce goût pâteux du réveil douloureux, et de ce son dernier repas — à quand remontait-il ? —, et son odeur était celle de la poussière. D'habitude, Forsaken portait sur lui le parfum de la forêt, et de sa sueur. Cela dérangeait les autres, et on lui faisait souvent des remarques sur ses ongles noircis. Oui.

Il avait simplement dû rêver.

Certains auraient dit qu'il s'agissait de culpabilité.

Et comme chaque émotion inconfortable, Forsaken se contentait de la jeter au loin.

L'ancien garde-chasse déambula jusqu'à la poste, et là, il fixa le bâtiment dans son habituel mutisme. C'était le paysage habituel, cette vague impression de normalité. Cette nouvelle banalité à laquelle les survivants se soumettaient depuis un an. Et comme beaucoup d'entre eux, Forsaken oublierait le rêve et, même pourquoi il s'était rendu jusque là.

Forsaken rentra dans la poste, il fixa chaque personne s'y trouvant, se rappelant des surnoms qu'ils se donnaient. Son regard semblait les mépriser, mais ce n'était pas ce qu'il cherchait ; il faisait le compte des survivants, comme pour s'assurer qu'entre ces deux réalités, il n'y avait pas eu de nouveaux morts. Il demanda George, et on lui répondit qu'il n'était pas là.

« Ce n'est pas important. »

C'est tout ce que Forsaken conclut ; ce n'était pas si important. Mais c'était rare de le voir de réclamer quelqu'un. Ce n'est pas important. Alors on oublie les aveux,  et on s'en retourne à cette routine.

Forsaken revint à son campement, il vérifia ses affaires, il écouta le silence de la forêt. Ce non-bruit le réconforta, et lui assura que celui du danger ne serait pas couvert par la cacophonie humaine. Et dans son ventre, coincé entre deux bouts de granite, le malaise s'intensifiait. Il devait vérifier quelque chose, soudain.

Forsaken s'en retourna à la ville dévastée, s'assura que les vagabonds qu'il devait protéger étaient tous là. Il s'attela à ce qu'il faisait toujours, avec un peu de retard sans s'expliquer. Néanmoins, lorsqu'il termina sa ronde, il marcha en direction de l'immeuble qu'il avait autrefois habité.

Comme tant d'autre, il était penché sur le côté, en domino. Et il menaçait de s'écrouler sur ses fondations d'un instant à un autre. Pourtant, Forsaken savait que depuis un an, les choses n'avaient pas réellement bougé. Son ombre avalait la carcasse d'une voiture, et le vent emportait avec lui des bouts de papier qu'on ne ramassait plus. Forsaken rentra alors dans l'immeuble, et ça puait toujours l'humidité. Les marches des escaliers gémissaient sous ses pas, certaines étaient trouées, et la rambarde ? Plus personne ne prenait la peine d'en essuyer la poussière. La plupart des appartements étaient dévastés, certains s'étaient écroulés sur ceux d'en bas, et l'on voyait le reste des habitations abîmées par les intempéries. L'humidité lui écrasait les poumons.

L'immeuble émettait un grincement désagréable, provoqué par le souffle du vent. S'il ne faisait pas attention, Forsaken ne savait pas trop où il pourrait finir. Passer à travers le plancher ? La chute le tuerait. Néanmoins, Forsaken continuait de gravir les escaliers, les yeux rivés sur le papier peint envahi de moisissures.

Et c'est là qu'il s'arrêta, devant l'appartement 302.

La porte était entrouverte, alors il se contenta de la pousser et d'y entrer. Ce silence, il le connaissait.

Devant lui, le salon s'ouvrait sur le décor de la ville ravagée, la baie vitrée avait volé en éclats. Des bouts de rideaux s'étaient pris dans les poutres, et le plancher avait cédé ; on pouvait voir l'appartement d'en dessous à divers endroits. Et quand Forsaken marchait, il doutait encore ; cela ne lui ressemblait pas de risquer sa vie pour une telle chose.

Le canapé avait été renversé, la télévision était éclatée au sol ; des bouts de verre, et des câbles rongés ou coupés rampaient à ses pieds. Le tapis était imbibé d'eau, et des moisissures avaient élu domicile entre les mailles. Plus personne n'avait mis les pieds ici depuis longtemps. Forsaken savait.

Comme la forêt savait bien ce qu'il avait fait.

L'homme pénétra dans la cuisine. Certains murs étaient encore debout, mais celui du fond s'était écroulé avec le balcon en bas. Le vent souffla dans sa nuque, et Forsaken s'arrêta. Le réfrigérateur était tombé, vomissant des restes de nourritures ayant pourri depuis le temps.

Et sous sa porte, il constata une main humaine décharnée.

Ah.

Forsaken plissa les yeux, presque mélancolique. Et il se souvint qu'il n'avait pas vu son nom sur les registres. Vraisemblablement, les gens n'avaient pas pris le risque de remonter l'immeuble jusqu'ici.

Forsaken se demanda alors : pourquoi ?

Pourquoi la voisine de l'appartement 302 n'était-elle pas descendue voir sa famille, comme elle le faisait habituellement tous les vendredis ?

Ah.

C'était bien dommage.

(Qu'une fille si jolie finisse comme ça)
Codage par Libella sur Graphiorum



Spoiler:
Forsaken
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Forsaken
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# Mar 12 Déc - 16:26
Chaleur de l'hiver, et candeur de l'automne
Forsaken avait les yeux rivés sur sa casserole.

Assis sous son abri, il était en train de réchauffer un reste de soupe. Le dos courbé, un genou replié vers sa poitrine, et l'autre jambe étendue devant lui, il s'enfonçait dans ses pensées. Il écoutait d'une oreille distraite la pluie, qui s'écoulait au-dessus de sa tête, ou le vrombissement du vent dans la clairière. Certains oiseaux roucoulaient au loin, et le bruissement lointain lui indiqua que l'un d'entre eux s'envolait. Devant lui, on pouvait apercevoir les traces de ses semelles dans la boue. Ses chaussures en étaient incrustées, et la crasse avait envahi ses chaussettes.

Forsaken passa la main dans ses cheveux, il tira sur la mèche tombant en travers son oeil. Cela faisait un moment qu'il ne les avait pas coupé, mais tant que cela ne le handicapait pas, il n'y toucherait pas. Non, il avait l'esprit ailleurs. Un regard sur la droite, un autre sur la gauche, s'assurer une énième fois qu'il était bien seul.

Forsaken releva le col de son pull, et il y plongea sa grande main abîmée. Il en sortit un genre de fiole qu'il portait autour du cou. Elle était maintenue par un mélange de fil de fer et de corde. Quand il l'ouvrit, il se rendit compte qu'elle avait gardé sa chaleur — là, juste au niveau du coeur. Délicatement, il en sortit la fleur rose qu'il gardait jalousement. Et là, Forsaken ferma les yeux. Il accepta le souvenir, avec autant de fermeté que les fois précédentes. Il accepta ce fragment d'émotions, et de revivre des bouts de sa vie.






Maintenant qu'il dépassait son père, Tyler avait arrêté d'en avoir peur (mensonge).
Oh. Ce n'était pas grand-chose, un ou deux centimètres. Mais assez pour qu'il puisse l'observer de haut, juger ses actions et sa façon de s'exprimer sans avoir à se terrer dans son ombre. Pourtant, lorsque tous les deux marchaient, il était toujours à trois pas derrière lui. Qu'ils rentrent dans leur vieille maison, ou qu'ils se dirigent vers la voiture.

Le froid mordait les joues de l'adolescent, il faisait attention où il posait les pieds ; le sol était glissant. La neige avait envahi le jardin en couches épaisses, et ils avaient passé une partie de la matinée à dégager le chemin. C'était un drôle d'endroit, son chez lui.

Une maison isolée du reste, coincée entre les arbres. Elle se dressait en haut d'une pente, avec un perron troué à certains endroits. Son père n'entretenait plus la demeure depuis longtemps, et c'était Tyler qui essayait de s'en occuper autant qu'il le pouvait. D'ailleurs, il avait le pouce violet d'un coup de marteau donné par maladresse, alors qu'il était en train de clouer une planche.
Les affaires de son père pesaient lourd sur ses épaules, mais Tyler ne se plaignait pas. Il ne se plaignait jamais. Il était concentré à descendre la pente, chercher un appui stable. La neige, c'était traître. Des rochers se trouvaient en travers de son chemin, de tailles différentes. Il avait beau connaître cette pente par cœur, il se méfiait de la neige.

Quand Tyler releva la tête, il remarqua que son père était en train de le regarder. Il avait ouvert le coffre, le visage caché dans un épais manteau. Il l'attendait dans son silence, et Tyler comprit qu'il devait accélérer le pas. Il fixa un point sur le côté, il se dépêcha. Sa descente aurait pu se passer sans encombre, s'il n'avait pas marché sur un cailloux ; il roula sous sa semelle. Il manqua de perdre l'équilibre, et au dernier moment, il se rétablit de justesse.

« Fais attention ! »

Lui aboya son père, et Tyler rentra la tête dans les épaules. Il se dirigea vers la voiture, et agacé, son père attrapa le sac qu'il lui tendit. Il soupira, puis il claqua brutalement le coffre. Tyler serra la mâchoire, et de nouveau, il fixa un point dans le décor pour ne pas avoir à croiser ses yeux.

« Deux semaines, annonça son père.
— Deux semaines, répéta Tyler. »

Son père était un homme large d'épaules, les cheveux bruns et la barbe hirsute. Il avait deux pupilles noires, enfoncées sous d'imposantes arcades sourcilières. Son père le jaugeait, alors Tyler s'écarta pour le laisser passer.

Ce fut quand il l'entendit ouvrir la portière qu'il osa lui accorder un coup d'oeil. Ils se fixaient, alors, dans un silence. Son père ouvrit la bouche, puis il se ravisa. Il monta dans la voiture, il enclencha le moteur. Tyler recula de nouveau. Il fixa son père s'en aller fêter Noël dans sa famille.






« Qu'est-ce que tu veux l'esquimau ? »

Tyler plissa les yeux sur Allan. Il ne répondit pas ; il se contentait d'un mutisme pesant, alors qu'il refermait son casier. Il n'avait pas peur de lui. Et surtout, Tyler savait que si tous les deux venaient à se battre, il pourrait lui (re)péter le nez. Qu'il soit seul ou avec ses amis, ça n'avait aucune importance. Et Allan en avait bien conscience, puisqu'il se contenta d'un :

« Il fait chier l'autre, là. »

Avant de se détourner avec ses sbires. Tyler les écouta dire à quel point il était moche, et qu'il finirait alcoolique dans une réserve. Ses doigts se crispèrent sur son cadenas, mais il se contenta de les détester en silence. La tension nouait ses muscles.


Réplique.
La prochaine fois.
Et je te défonce.


Et dans son dos, Tyler sentit une présence se rapprocher. Avant même qu'il ne se tourne, deux mains l'agrippèrent aux épaules. Ce fut comme appuyer sur une détonation ; il réagit si vite qu'il se retourna. Réflexe. Hypervigilance.


(Si tu ne veux pas que je te frappe, apprends à esquiver.)


Sa main attrapa avec violence la gorge de son meilleur ami, et il le plaqua aussitôt contre le casier. Il entendit son crâne claquer contre le métal, puis quand il se rendit compte de ce qu'il venait de faire, il le délivra aussitôt. L'autre toussa en massant son cou, plié sur lui-même. Tyler avait les yeux écarquillés. Stupéfait par sa propre violence.


« P'tain... t'y vas pas de main morte ! »

Se plaignit l'autre, alors que Tyler se décomposait. Son visage solaire était empourpré, les mèches blondes dansaient devant son front.

« Je... je... »


Bredouilla Tyler, en se rapprochant, les mains en l'air.


« Je... voul... pas... »


Sa voix était à peine perceptible.

Le jeune homme face à lui se radoucit, quoiqu'il gardait les doigts sur son cou. Tyler remarqua qu'il se détendait. Lui, il restait la tête rentrée dans les épaules, et les yeux rivés au sol.


« C'est bon... t'en fais pas. »


Le rassura son meilleur ami, en tentant de reprendre son souffle. Pourtant, Tyler avait la sensation de ne pas y être allé si fort. Il serra la mâchoire, il fit grincer ses dents les unes contre les autres, tout en l'examinant.


« John... je suis désolé... déso...
— Ça va, je suis entier, okay ? »


Tyler  haussa les épaules, et John se rapprocha. Il était plus petit que lui, mais sa présence impactait davantage son environnement que la sienne. Si Thompson était une ombre, lugubre, John était un bout de soleil perdu en Alaska. Il avança la main vers l'Inuit, il hésita.


« C'est ma faute, je sais que je n'aurais pas dû arriver par-derrière. »


Tyler était bouleversé. Que se serait-il passé ? S'il avait confondu John avec Allan ? Est-ce qu'il aurait pu...


Le ?


Le.

John rapprocha ses doigts du sommet de son crâne, il devait se lever sur la pointe des pieds pour arriver à sa hauteur. Oh... de pas beaucoup. Finalement, il se ravisa, et il se contenta d'une tape sur l'épaule.


« Je vais bien. »


Reprit son ami, d'une voix douce et grave. Tyler se referma un peu plus, il croisa les bras, et il se recula. Il était en train de se détourner quand John lui parla :


« Hé, Tyl' ? »


Tyler lui jeta un coup d'oeil. John ramassait son sac, et il le jetait sur son épaule. Tyler détailla les traits de son visage, la ligne de sa mâchoire dessinée comme dans du marbre. Un genre d'Appollon, blond, avec la peau blanche. Tyler avait honte d'être ce qu'il était à côté. Honte d'imposer son horrible présence.


« T'es tout seul, encore, à Noël ? »


L'adolescent hocha la tête. John était le seul à s'inquiéter pour lui. Souvent, il fixait les blessures, les bleus, les coupures sur son visage ou ses mains. Tyler savait qu'il gardait les questions pour lui, parce qu'il n'y répondait simplement pas. Mais quand John décidait de l'interroger, c'était toujours avec pertinence. Tyler continuait de l'examiner ; son ami tirait sur la manche de son pull — un rouge brun, chaleureux. Puis, il lui proposa en se grattant les trois poils qui se battaient pour vivre sur son menton :

« Mh... est-ce que ça te dirait qu'on fasse un truc ensemble ? Genre pas au réveillon, je pourrais pas, mais... avant ? On pourrait partir en voyage ? Je sais... p...
Les aurores...
— Hein ? »


Tyler plaquait les bras sur sa poitrine, il haussa les épaules, puis il tourna la tête dans la direction opposée.


« Les aurores boréales. »


John fronça les sourcils, puis son visage s'illumina quand il comprit :


« Ah oui ! J'en ai jamais vu... on peut... aller les voir ensemble ? »


Tyler acquiesça, avant de continuer à marcher. Pourquoi ne lui en voulait-il pas ? Pourquoi faisait-il comme si ça ne s'était jamais passé ? Son cœur battait vite, et il gronda devant une telle explosion de chaleur dans sa poitrine.


« Il faut prendre le train, et aller à l'hôtel pour se lever tôt, maugréa-t-il.
—Bah je me charge de ça.
—Hein ? Mais non... fit l'Inuit en fixant meilleur ami, farouche.
— Allez, considère que c'est mon cadeau de Noël. »


John lui donna une tape amicale dans le dos. Tyler soupira.
Mais il était heureux.


C’était lui, son cadeau de Noël.





Même quand Tyler était avec John, il restait derrière lui. Il fermait la marche d'un regard protecteur. Il se perdait dans la contemplation de son dos, ou dans la façon dont ses cheveux dépassaient depuis son bonnet. Ils avaient tendance à se retrousser, ou à s'échapper en épis.
John se déplaçait tant bien que mal dans le wagon, en traînant sa valise — quand bien même, tous les deux ne partaient que pour deux jours. En comparaison, Tyler avait une allure misérable. Vêtements usés, un vieux sac à dos ayant appartenu à son père. Les traits durs, coupés à la hache. Les filles les observaient souvent, et Tyler entachait le tableau ; il était une anomalie, une fausse note. Une erreur.

John tenait les billets d'une main, souvent il se retournait pour s'assurer qu'il le suivait.


« Là ! »


S'exclama-t-il avec entrain, et les gens présents dans le wagon le dévisagèrent. Pourtant, il ne s'en soucia pas. Tyler s'arrêta derrière lui, il recula d'un pas pour le laisser prendre sa valise. John se pencha, il grimaça et il tenta de la porter à bout de bras. Tyler soupira, puis plutôt que de le voir galérer, il la rattrapa. Il la hissa tout en haut, pendant que John maugréait :


« J'aurais pu y arriver tout seul, je ne suis pas une mademoiselle détresse... »


Tyler poussa la valise au fond, il s'assura qu'elle était bien coincée dans le porte-bagage.


« On dirait pas que t'as autant de muscle, la brindille. »


Tyler releva le menton, il jaugea John, et d'une voix douce, il lâcha :


« C'est parce que je ne passe pas mon temps à inviter ma copine au macdo.
— Rooh... ! »


John était imperméable au ton grinçant et sec de Tyler ; souvent, il se contentait d'en rire. Il enleva sa veste, avant de s'asseoir près de la fenêtre.


« On est plus ensemble de toute façon.
—Ah. »


John posa le coude contre le rebord, il y enfonça son poing, soudain triste. Tyler resta immobile, il détailla le profil de son meilleur ami, découpé dans le contre-jour du train. Il se défit à son tour de son manteau, en disant :

« C'est dommage. »

Tyler ne le pensait pas. Mais il était censé être son ami, et le soutenir. Il prit place à côté, et John fit la moue :

« Non, ça va. »

Toutes les copines qu'il avait eues à présent n'avaient jamais aimé leur duo. Et il pouvait comprendre pourquoi. Souvent, Tyler se demandait ce qu'il lui trouvait, et pourquoi il traînait autant avec lui. Il était un solitaire. Pourtant, sans qu'il ne le remarque, il avait laissé John entré dans son coeur. Une porte entrebâillée qu'il n'avait pas refermée, et c'était suffisant pour laisser passer ce courant d'air chaud qu'il était.





Tyler se tourna dans le lit, un coude sous l'oreiller et les genoux ramenés près de sa poitrine.
En face, Tyler pouvait voir John en train de dormir. Une partie de la couette entre les jambes, les bras étalés en étoile de mer. Il avait vraiment l'air con.

Tyler n'arrivait pas à fermer l'oeil. Son coeur battait à la chamade, et il était pressé que le réveil sonne pour le sortir de son lit, et l'emmener voir les aurores boréales. De plus, il n'avait pas l'habitude d'un tel confort. Son dos était usé depuis toujours à la dureté du plancher, et c'était à peine s'il parvenait à se réchauffer au cours de la nuit. Là, il avait trop chaud, et il sentait ses vêtements râper contre ses omoplates.

Mais dans l'obscurité, il pouvait le détailler autant qu'il le voulait, lui.
Que penserait son père, s'il apprenait qu'il dormait au chaud ? Dans un lit ?

Son père savait que John était son meilleur ami, et son père ne le lui avait jamais reproché. Il avait trouvé de quoi râler sur son sujet - il est un peu gros, non ? Il n'a jamais tenu une arme, ça se voit -, mais il ne lui avait jamais interdit de le voir.

Peut-être que son père le comprenait davantage que lui-même.
Et dans les ténèbres, Tyler était un lynx, fixant sa proie. Il fronçait légèrement les sourcils, lorsque John remuait. Et il se laissait aller, un peu, à la douceur de cette nuit chaude. Le corps caché sous la couette, à rêver du moment où il lui montrerait les aurores boréales.
Tyler se détendit.
Il avait hâte.




John faisait un peu la tête, et il peinait à suivre Tyler dans la neige. Le voyage l'avait épuisé, et il plissait les yeux. Là, sans être là. Il bâillait en fixant le dos de son ami, tandis qu'il avançait. Souplement, dans son élément, Tyler semblait connaître le chemin par coeur. Il y avait peut-être un peu de ça, mais surtout : le froid de l'hiver, couplé au ciel nocturne éclairci par la neige lui donnait une rare sensation de liberté. Et s'il y avait bien quelque chose à laquelle Tyler se soumettait, c'était ça. Ses joues étaient gelées et rigides, ses cheveux étaient recouverts d'une légère pellicule de sueur sous ses vêtements. Pourtant, ses yeux se perdaient dans la nature. Il exaltait.
Malgré tout, le garçon restait attentif ; il savait que si tous les deux se faisaient prendre par les gardes-chasses, ils passeraient un mauvais moment.

Au fond de lui, Tyler se rassurait : son père comprendrait. Il l'avait lui-même déjà emmené là auparavant. Néanmoins, Thompson-fils n'était pas censé savoir qu'il avait dormi à l'hôtel, ou qu'il entraînait un civil dans cette folle et douce aventure.

Les arbres étaient dépouillés de leurs feuilles, ensevelis sous des couches et des couches de neige. Ils masquaient une partie du ciel, et leurs branches ressemblaient à des bras décharnés, tordus sous un manteau immaculé. Il appréciait sentir ses chaussures s'enfoncer dans le froid, et y observer ses traces.

Pour la première fois, Tyler était devant ; il n'était pas passif ni caché dans l'ombre de son père, ou de John. Il avait pris naturellement le rôle de guide, et il était dans son élément. Sa saison préférée était là, baignée de souvenirs d'enfance et d'un rappel qui resterait en sa mémoire des années. Alors Tyner progressait, énergisé et quand il se retourna, ce fut pour tendre la main à John.
Son meilleur ami leva un oeil blasé et fatigué sur lui. Pourtant, il accepta et Tyler le tira à lui pour terminer de remonter la pente. John était essoufflé, il boudait, et Tyler avait le regard rempli d'étoiles et de joie. Alors John fronça les sourcils, tandis que Tyler se détournait en posant la main sur un vieux cyprès. Enfin, il s'arrêta.

À quelques mètres, au bord de la falaise, l'on pouvait apercevoir la ville. Elle était entourée d'une chaîne de montagnes, mais ce n'était pas le plus intéressant. John maugréa, il avança jusqu'à sa hauteur.

Elles étaient là, juste au-dessus d'eux, à scinder le ciel de leurs couleurs. Elles se fichaient des limites, elles passaient par-dessus la cuvette de montagnes blanches. Tyler redressa la tête vers elles, le goût de la nostalgie et d'une enfance perdue au fond de la poitrine. Il perçut John soupirer un « ouah » qui semblait venir depuis le fond de la gorge. Mais ses yeux étaient occupés à contempler le spectacle formidable des aurores boréales. Des flammes vertes dans le ciel, des étoiles dans une toile. Des fantômes drapés de voiles, qui se défaisaient au fur et à mesure.

« C'est magnifique. »

Lâcha John, puis Tyler marcha vers la falaise. Il s'assit au bord, sans se soucier de son ami qui inquiet le grondait :

« Gaffe à pas tomber !
— Je sais ce que je fais. »
Tyler était sûr de lui.


Tyler n'avait jamais eu peur de vide. Comment en être terrifié ? Lorsque le vrai, il l'apercevait en levant le nez vers le ciel ? Un abîme ouvert dans la Voie lactée, un stigmate fluorescent. Il avait beau chercher les mots pour décrire ce qu'il voyait, il n'était pas assez poète et assez érudit pour les trouver.


Ah.
Il aimerait devenir astronaute.
Toucher cette lueur du bout des doigts.


John s'assit, mal assuré, près de lui. Tyler le fixa, mais il le vit changer d'avis à la dernière seconde. Alors que John allait le rejoindre au bord du gouffre, il recula de quelques pas.

« Est-ce qu'il y a un truc dans ce monde dont tu as peur ? »

Tyler haussa les épaules.
Il songea : mon père.


En tailleurs, John resta silencieux un long moment. Et pour Tyler, c'était une autre forme de délivrance ; il n'y avait pas toujours besoin de mots entre eux. Il croyait comprendre John, et John savait désaturer son mutisme pour en découvrir les vraies nuances. Il savait, à cet instant qu'il devait le laisser.

Tyler parlerait quand il le pourrait. Quand il en aurait besoin.


« On... commença alors l'Inuit, en baissant ses pupilles sombres sur la ville, en bas. On... on venait souvent, avec ma mère, et mon père. »


John tendit l'oreille. Les murmures de la nature, même sous le vent rugissant de l'hiver, il savait les entendre.


Tyler n'en dit pas plus, il se referma après cette courte ouverture.
Alors John rapprocha sa main vers la sienne.


Au même moment, Tyler la leva et lui montra le scintillement de l'aurore boréale dans la nuit. John fit la moue, mais il  acquiesça et il regarda.

« Tu... t'as des histoires à me raconter ? proposa John, en remarquant que Tyler était tellement mauvais en communication qu'il n'avait pas remarqué son geste. Tu sais, genre, sur les Dena'Ina. »

Erreur.
Tyler se referma encore plus.

« Non... j'ai jamais eu d'attrait pour leur culture. »

Leur.

John retint un soupir. Tyler vit le vit dans la tension qui dressa ses épaules. John tourna la tête dans la direction opposée, lui aussi, il s'était trouvé un bout du monde à contempler, là où il pourrait laisser ses pensées s'enfoncer. Tyler admira les petits cheveux qui dépassaient encore sous le bonnet.


« Hey... Tyl', enchaîna son meilleur. C'est quand que tu te décides à couper cette satanée mèche ?
— Quoi ? »

John se tourna vers lui, un sourire amusé aux lèvres. Il désigna son propre oeil, moqueur.


« Je suis sûr que ta cicatrice, ça doit plaire de ouf aux meufs ! Ça donne un style, genre, voyou... ça casse ton côté coincé !
— Je suis pas coincé ! »


John répondit dans un rire.

Et Tyler eut envie de lui répliquer qu'il s'en fichait des filles.
Des garçons.

(Il s'en fichait moins, quand John s'amourachait de greluches.)


Tyler se renfrogna, il plaça une jambe contre sa poitrine, et il l'entoura de ses bras. John bailla, il le laissa bouder pour la forme. Le silence revint, mais il n'était pas plein de malaise. Non. Il était rempli de douceur, dans le froid hivernale de l'Alaska, il avait sa place. Non.

Ce silence était plein de chuchotements, de ceux qui grésillent à l'oreille, et qu'on garde en secrets.

« On reviendra l'année prochaine, hein ? »


Tyler releva le menton vers John.
Ses yeux brillaient, l'on aurait presque dit que les aurores boréales s'y eflétaient.

Tyler sourit.


« Oui. »

John le dévisagea, il se racla la gorge, et il ricana :

« C'est moi ou tu souris ?
— Hein ? Non ! »
Le rire de John s'amplifia, un ricochet dans son crâne. Tyler fronça les sourcils.
« Te fous pas de moi !
— Mais c'est toi là, c'est presque mignon...
— Ta gueule.
—Non.
—Si.
— Ja-MAIS !
— Je ne souriais pas, je baillais !
— Mais oui, mais oui... »



Oui.
Ce jour-là,

Tyler avait sourit.



Et plus que tout, il se rappelait de la malice de John, et des fossettes qui étaient apparues.
Tyler posa la main sur le vieux cyprès, il y laissa son empreinte, tandis qu'il se redressait.

Là, il contempla une dernière fois les aurores boréales de l'Alaska. Bientôt, il partirait. Il avait alors ressenti le besoin de se recueillir une dernière fois. Encore aujourd'hui, il se souvenait de cette conversation, et de cette promesse que son meilleur ami lui avait faite :

On reviendra l'année prochaine, hein ?

Mais pour John, il n'y avait pas eu d'année prochaine.

Tyler soupira profondément. Il était dressé en plein coeur de la forêt enneigée, sa silhouette lugubre ressemblait à celle d'un lynx. Longiligne et musclée, souple et forte ; Thompson partait en chasse. La carabine dans son dos était une présence rassurante, son poids était plus doux que celle d'une main sur son épaule.

Allait-il revenir, l'année prochaine ?
Ça... Tyler ne le savait pas encore.



« Tu étais où ? »

Son père était adossé contre la porte d'entrée de leur maison. Il avait mis à la hâte ses vêtements, quand il avait vu son fils revenir chercher ses affaires. Hormis les papiers administratifs, il s'en allait qu'avec un sac-à-dos et son Sig Sauer. Il passa devant son père sans répondre, et il mit un pied dehors. Le plancher se plaignit sous son poids.


Son père qui était blanc, avec le visage marqué par les années et le froid.
Est-ce qu'il y avait des aurores boréales, en Oregon ? Non. Bien sûr que non.


Tyler fit un pas, il descendit le petit escalier du perron, et il avisa la pente pleine de rochers et ensevelie sous la neige. Il l'entendit soupirer, son géniteur. Tyler rentra la tête dans les épaules, il remit son sac correctement en place. John aurait compris : quand Tyler faisait cela, c'était lorsqu'il n'était pas à l'aise.


Et le jour de son départ, il était loin de l'être.
Il avait un poids dans l'estomac, dont il voulait se défaire.
Son père se racla la gorge, puis il fit :


« Tyler ? Tu sais... que tu peux... revenir, hein ? L'année prochaine. »


Tyler releva légèrement la tête, il fixa la cabane à oiseau qu'ils avaient un jour montée ensemble. Puis, il détailla ses pieds. Il entendit son père bouger, mais vraisemblablement, il ne marcha pas vers lui.

Son père lui avait appris à faire attention à tous les détails.


« Peut-être pas cette année-là, déclara-t-il enfin. Après... quand j'aurais... bien pris... mes dispositions, et que je serais... »

Tu sais,
Accepté.
Sans être traité d'alcoolique ou de paresseux.

Son père se redressa, et là, il l'entendit marcher ; le plancher grinçait. Tyler sentait, les battements lourds de son coeur, tomber peu à peu comme un glas dans sa poitrine.

« Pour Noël, proposa le jeune homme. On pourra peut-être... enfin... monter voir ta famille, et leur... »

Son père s'arrêta, il leva la main vers lui.
Tyler vit son ombre parler à sa place.

« Leur montrer combien je suis fier de toi ? »

Tyler écarquilla les yeux, mais il resta immobile. Et l'ombre de son père sur le sol dévoila ce qu'il n'osa pas faire. Sa main avança vers son épaule, mais au dernier moment, elle retomba le long de sa cuisse.

Silence.
Tyler ne savait pas quoi répondre.
Alors Tyler se contenta d'un :


« À bientôt, Greg. »


Cela faisait longtemps qu'il ne l'appelait plus « papa ». Ce mot, il sonnait étranger dans sa bouche. C'était un mot-anomalie, barbare.

Et avant même que son père ne rajoute quelque chose, Tyler s'en alla descendre la pente.
Pas de voiture pour aller à la gare.

Tyler avait besoin de marcher.





Tyler tenait fermement ses billets de train d'une main, et de l'autre, il serrait la sangle de son sac à dos. Il avait encore l'esprit fatigué de la longue conversation qu'il avait eu avec les autorités, quand il était entré en gare avec ses permis d'armes, et sa lettre d'admission pour l'Oregon. Il était habitué aux questions intrusives, d'autant plus que les cicatrices ne jouaient pas en sa faveur — c'est à cause de l'alcool ou du crack ? Tu as fait de la détention pour mineur ? Ou t'es du genre à chasser du phoque ? Il parait que vous baisez vos mères. Ces situations l'usaient, malgré les habitudes.

Tyler était tendu, et quand il vit une jeune femme à la chevelure blonde se battre avec sa valise, il la jugea du regard. Les passagers la zieutaient en train d'essayer de soulever son lourd fardeau, mais ils n'intervenaient pas — ils n'intervenaient jamais. Alors Tyler se dirigea vers elle, et au moment elle manqua de tomber avec sa valise, il se contenta de la rattraper. Sans un mot, il souleva son bagage qu'il coinça tout en haut, entre des sacs pleins à craquer de mangas et de bouteilles d'eau.

« Ah... euh... merci. »

Tyler baissa les yeux sur elle.
Ah.

Un regard brun, avec des cheveux blonds qui bifurquaient dans tous les sens. Des fossettes étaient apparus à chaque recoin de son sourire.

C'était terrible, comment elle lui ressemblait.

Et pendant plusieurs secondes, Tyler la dévisagea, un sourcil haussé et le coeur qui battait vite.


« Euuuh... merci ? »


Quelqu'un dans son dos râla, et sans un bruit, il se dirigea vers sa place.
Tyler se cala contre la fenêtre, son sac entre ses jambes, et un coude posé sur la table. Il n'avait même pas pris la peine de se défaire de son manteau.

« Un souci ?
— Euuuh... »

La jeune femme aux cheveux blonds était accompagnée d'une autre jeune femme, mais celle-ci était brune. Elles le regardèrent, chacune leur tour, en commentant. Tyler croisa les bras, il cacha son nez dans son écharpe, et il décida de faire comme s'il n'entendait pas.

Pourquoi les filles étaient persuadées qu'un seul regard de sa part signifiait qu'il voulait coucher avec elles ?


« T'es pas courageuse....
— Mais c'est pas ça... !
— Après j'avoue, avec la gueule qu'il se paye, il fait peur, non ? »

Tyler plissa les yeux, il remua la tête, et laissa sa mèche retomber en plein milieu de sa cicatrice.
Le train s'arrêta plusieurs heures plus tard. Fatigué, le jeune homme se redressa tant bien que mal. Les deux filles avaient arrêté de l'épier, et désormais, elles tentaient de tirer la valise hors de l'étagère. Tyler passa devant elle, puis il entendit la brune se plaindre haut et fort que personne ne les aidait. Il serra la mâchoire, il se plaqua contre un siège, et il laissa plusieurs personnes passer devant lui. Là, il fit le chemin inverse pour se diriger vers elles.

Alors que la jeune femme aux cheveux blonds levait les pieds, sans parvenir à atteindre son bagage, il l'attrapa. Elle recula aussitôt en le percutant, et elle lui envoya un regard gêné en rougissant. Elle tendit les mains vers lui, mais le futur garde-chasse se contenta de déposer délicatement la valise au sol.


« Merci ! »


Sans répondre au sourire, sans parler ou demander son reste. Ce fut quand il fit plusieurs pas qu'elle s'élança :


« Mon... Monsieur ! »


Tyler se retourna, froid et impassible. Silence. Son amie lui donna un coup de coude, et elle baragouina :

« Merci..! »


Tyler lui lança un dernier regard, puis il se détourna.


« T'aurais dû lui demander son numéro... roh. ! »




Forsaken retira les doigts de sa fleur, et il l'observa retomber au fond de la fiole. Il gonfla la poitrine, il se frotta le nez avec les phalanges. La pluie continuait de tomber, et pourtant, il avait encore dans les oreilles le vent de l'hiver.

On reviendra l'année prochaine, hein ?

Il s'extirpait d'un doux rêve qu'il aurait aimé poursuivre un peu plus longtemps. Ah. Non. Non. Plus jamais.

Les rêveurs étaient faibles, et il ne l'était pas.

Forsaken avait fait en sorte de tuer Tyler. Non. Ce n'était pas tout à fait ça. Tyler était mort ce jour-là.


Il se souvenait encore, de ses paupières qui se levaient péniblement sur son père en train de pleurer. Et lui, qui se demande : viendra-t-il me voir ?

Et John n'était pas venu.


Forsaken soupira, profondément. Il se pencha vers les restes de sa soupe, et il se rendit compte qu'il en restait un fond un peu cramé. L'odeur lui piquait légèrement le nez. Il accepta son erreur, et d'en payer le prix ; il se rationnait, alors tant pis pour aujourd'hui. La fiole s'était rafraichi, ses doigts aussi, alors il la rangea sous son pull.

Là, l'homme contempla le ciel obscure de l'automne. Si parmi toutes les fleurs noires, celle-ci n'avait pas été parée d'aussi jolies couleurs, il ne lui aurait accordé aucune attention.

Ah. Oui. En effet.

Il n'y avait pas d'aurores boréales en Oregon.
Et ça faisait bien quatre ans qu'il n'avait pas vu son père.

Le temps passe vite.


Codage par Libella sur Graphiorum



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