Un pas, et puis un autre pas.

Les bois l’accueillent, soufflent leur mélodie doucereuse à ses oreilles. Le vent. Une inspiration ample. Un pas, et puis un autre pas. Un frisson le parcourt, le long de l’échine et le long de ses membres. Un soupir s’échappe de ses lèvres, long et lent. Son regard se perd au travers des arbres denses, et la lumière du matin éclaire l’horizon. Par là, alors. Un pas, et puis un autre.

Le vent, de nouveau.
Un frisson, encore.

Une douleur pince sous la plante du pied, une branche dépasse du sol recouvert de feuilles. Les mains tremblent, et le bout des doigts se colore légèrement d’une teinte bleutée. Un pas, et puis un autre pas. Un frisson, encore. Ah, il est nu - il comprend maintenant. Il ressent une gêne légère dans le fond de sa poitrine. Éphémère pourtant : il est seul. Seul à l’orée des bois. A l’horizon se dresse un village, et il l’observe comme quelque peu ailleurs. Un mot sur le bout de la langue. Il avance encore, un pas, et puis un autre. Doucement, ses mains viennent frotter ses bras. Il est maigre - les côtes apparentes, les joues creusées, les cheveux coupés court. Il a froid, il est pâle, maladif comme une habitude.

Il avance encore - un pas, et puis un autre pas. Les bois sont derrière lui, désormais. Il regarde le village, et hume son odeur. Quelque peu ailleurs. Un mot sur le bout de la langue.

Et une silhouette qui avance. Il l’observe au loin, et sa gêne brusquement revient : il n’est plus seul. Immobile pourtant qu’il reste au milieu de l’herbe. Par pudeur, il vient se cacher avec ses mains.

Quelque peu ailleurs.
Ah, il comprend maintenant.

Il ne sait plus qui il est.

Cela fait six mois que la Strigo est ici.
Deux saisons, le printemps, ses fleurs et ses grêlons, l’été, ses fruits et ses blés.
Ils sont quatorze en ce lieu, à travailler le sol, à s’entraider, la solitude révolue .
C’est un pays de cocagne que cette terre qui les accueille et les nourrit de ses présents, une vie tournée vers l’essentiel et le labeur, train-train serein de cycles qui défilent, seulement ponctués par les arrivées qui sont toutes comme une fête.

La Strigo pourrait en écrire des vers, inspiré par la contemplation de ce quotidien où l’or des grains mûrs a doucement été remplacé par les teintes d’ocres des feuilles d’automne.

Les beaux jours sont passés depuis quelques semaines maintenant laissant place au froid humide d’octobre et aux aurores de huit heures, quand le ciel incendie la forêt encore nappée de brume matinale .

C’est pour cette vision mystérieuse et la quiétude qu’elle lui insuffle que la Strigo s’est levé ce matin, qu’il a enfilé son caban marine et son écharpe, un panier d’osier au bras, un opinel dans la poche de sa veste.

La veille, lors de sa promenade, il a remarqué des cèpes à l'orée du bois et, alliant l’utile à l’agréable, s’est donc décidé à les cueillir aujourd’hui avant que ceux-ci ne se gâtent.

Il les cuisinera ce matin en omelette . Cela fera plaisir à Alice.  

Un sourire serein s’esquisse sur son visage à l’évocation du plat quand, de la brume, face à lui, une silhouette surgit .

Il n’y croit pas d’abord, s’arrête, fixe le corps à une vingtaine de mètres de lui, réalise en s’approchant davantage que la personne -un homme- est nu.
Son visage au crâne rasé est émacié, son corps famélique, sa peau d’une teinte maladive .

La Strigo n’a encore jamais vu ça. Des personnes sont arrivées ici épuisées ou hagardes mais elles n’ont jamais été aussi abimées.

Un frisson d’épouvante le prend et une boule se forme dans sa gorge.
Cet homme avec son corps couverts d’hématomes, ses lèvres gercées et ses mains esquintées crée chez la Strigo un sentiment désagréable de déjà-vu dont l’origine reste inconnue à son esprit.
Léandre ne s’en souvient plus mais cet homme ressemble à ces juifs anonymes, à ses frères de foi que les journaux ont exposés à la fin de la guerre, après la libération des camps.
Des photos en devoir de vérité et de mémoire, pour ne jamais effacer l’horreur et l’inhumanité du peuple allemand. Pour que Léandre vive avec la culpabilité d’avoir fui et survécu au prix d’une autre vie.   La Chouette a préféré oublier. L'ignominie reste vivace cependant, viscérale et innommable.  
On la devine et la ressent rien qu’à l’apercevoir chez cet homme.
Il a vécu l’horreur au point où elle devient indicible .

C’est une vision insupportable pour la Strigo dont il ne peut pour autant pas détourner le regard, et qui sans un mot, le pas lent et méfiant, le fait avancer vers cet inconnu, retirer son caban et son écharpe pour les tendre à l’homme une fois à sa portée .

Surmetu ĉi tion. Vi devas esti malvarma.(*)



(*) En espéranto

Il est comme un biche à l’orée des bois, qui fixe les passants de ses yeux perçants. Il te regarde alors, sans bouger, le corps et les muscles tendus. Prêt à fuir - mais à fuir quoi ? Tu ne sembles pas dangereux.

Tu le fixes pourtant.
Sans qu’il ne comprenne pourquoi.

Il n’a pas conscience de son état, habitué dans le fond de sa poitrine à avoir l’air si misérable. Le temps s’écoule entre vous-deux, sans un mot. Sans un geste. Ce n’est pas lui qui fera le premier, ni même les mots, ni même les phrases. Comme s’il avait oublié comment parler. Alors tu commences. Tes mots, il les comprend sans comprendre. C’est étrange. La sonorité réveille des souvenirs, inconsciemment dans le fond de son esprit - mais il ne comprend pas les mots. Les gestes se joignent à la parole. Il sursaute, comme s’il attendait à pire.

Il baisse les yeux sur les vêtements que tu lui tends. Et quelques secondes s’écoulent, avant qu’il ne tende à son tour une main pour s’en saisir. Soigneusement, il évite de te frôler, comme si l’idée même d’un contact humain le répugnait au plus haut point.

Il inspire.
Il a froid.

Il te regarde de nouveau, bloqué dans ses mouvements. On pourrait croire qu’il ne sait pas quoi faire, avec ces vêtements. En vérité, c’est qu’il est bien trop pudique pour les enfiler devant toi. Alors simplement, il attend, sans un mot de nouveau, que tu te retournes, avant de les enfiler. Il aimerait bien avoir un pantalon - c’est la première pensée tangible qui lui traverse l’esprit. La seconde, il peine à l’exprimer.

Il manque quelque chose - quelqu’un.

“Wo ist Marlène ?”

Reminiscence, Olafur Arnalds

Il y a un silence entre la Strigo et l’homme .
Un silence dans les gestes et les mots; un mutisme dépouillé, presque mortuaire et que seul le bruissement du vent entre les branches des arbres vient habiller .

Il y a un silence de ne savoir quoi dire. De ne savoir quoi faire.
Ce n’est pourtant pas la première personne arrivée ici mais pour la Strigo, se trouver devant cet homme hagard à l'orée de ce bois, c’est comme se trouver sur les vestiges endeuillés de la Grande Guerre  alors que, les assauts passés, les nomanslands ont été vidés de leurs soldats.
Ce sont les images qui lui reviennent spontanément en présence de cet homme, des récits de guerre, des textes de Poilus, des photographies d’archives vus à l’école, des gueules cassées dévisagées dans la rue.  Tout cela est loin de son propre quotidien de paix mais (Léandre) La Strigo se souvient cependant que la Guerre  a marqué son âme juvénile, détruisant l’innocence, renforçant son vœu d’idéal, son rêve d’un monde uni sous une même langue.

Espero était arrivée ensuite, bien plus tard, comme un souhait que l’on voit réaliser sans qu'on s'y attende et que rien ne peut venir troubler. Rien jusqu’à l'arrivée de cet homme. Nu, interdit, perdu.
Dont, à l’image de la guerre, on ne peut détourner le regard.

Dont la Strigo, pourtant, finit par se détourner quand il comprend que l’Etranger attend qu’il se retourne pour s’habiller.
Il n’y comprend rien mais accepte cette pudeur qui rend le fait de retrouver les oripeaux de la civilisation plus intime que la nudité, à croire qu’un habit suffit pour rendre son humanité à celui qui en a été privé, à lui rappeler les règles de ceux qui ne sont pas du bétail.

C’est ainsi. Certains hommes sont trop fracassés pour garder une logique. Cela se voit dans leur regard.  

La Strigo s’apprête à demander s’il peut de nouveau se retourner quand l’homme le questionne .

“Wo ist Marlène ?”


L’interrogation fait tiquer la Chouette qui en fronçant les sourcils pivote en direction de son interlocuteur,

Cette phrase, ce n’est pas du français. ça n’est même pas de l’anglais.
C’est de l’Allemand . La langue de l’ennemi. De ceux qui ont déclaré la guerre et l’ont perdu.
Une langue maudite, qu’on apprend pas, qu’on ne parle pas . Pas en France.
(Léandre) La Strigo pourtant la comprend. Il la parle même un peu, sans manière, depuis son enfance. Là où il habitait, un vieux couple adorable ne comprenait que cette langue barbare.
C’est un souvenir doux(loureux), ambiguë.  

Il préférerait ne pas répondre alors mais on lui a appris aussi à ne pas laisser un pair dans la misère. Les mots viennent tout seuls, pleins de haine contenue et de nostalgie.

“Marlene ist nicht hier.”

La Strigo l’a prononcé en baissant les yeux au sol, fuyant ses propres émotions, certain d’annoncer une mauvaise nouvelle.

L’homme ne trouvera pas celle qu’il cherche ici. Personne ne retrouve jamais en ces terres ceux qu’ils ont connus auparavant. On recommence sa vie à zéro à Espero…
On oublie les amours, les deuils et les rancœurs, les heurts de l’Histoire.
La Chouette essaye de s’en convaincre, inspire, expire, se lance, la voix basse, calme mais impérieuse.

“Folge mir.  Du musst dich anziehen...

Il hésite à continuer, mobilise ses souvenirs pour reconstituer ses phrases.

...Essen und dich ausruhen... Du bist bestimmt müde.”

“Marlene ist nicht hier.”

Ah. C’est douloureux. Terriblement, dans le fond de sa poitrine et de ses yeux qui lentement s’écarquillent. C’est comme un manque soudain et brutal, quelque chose - quelqu’un - qui manque et il le sait, il le sent dans tes gestes, elle ne reviendra pas. Il n’arrive pas encore à se souvenir de son propre nom, ça viendra sous peu, mais Marlène, étrangement il se rappelle d’elle. Et savoir qu’elle est et restera absente, ça le déchire jusque dans le plus profond de son âme.

Elle est tout pour lui.
Ses mains se mettent à trembler.

“Folge mir.  Du musst dich anziehen… Essen und dich ausruhen... Du bist bestimmt müde.”

Il regarde le plus profond de la forêt, sans oser bouger. Il reste quelque part dans cet entre-deux mondes, de crainte qu’un mouvement ne fasse tout exploser.

“Ich möchte nicht zurück.”

Il ne sait pas où.
Mais il sait qu’il ne veut pas.

Il est fatigué, brusquement. Si brusquement que ses épaules s’affaissent, et ses jambes sous son poids. Il s’écorche les genoux à même le sol, il tremble et frissonne, sans parvenir à s’arrêter, ce n’est pas le froid, ce n’est pas la faim. C’est la peur, celle qui s’infiltre par tous ses pores depuis des années maintenant, et qui va rester, marquée dans le plus profond de sa peau et de son esprit.

“Bitte, Ich möchte nicht zurück…”

Ses doigts serrent la racine de ses cheveux, à se les arracher. Et il imprime, de lents mouvements d’avant vers l’arrière, secoué de tremblements toujours plus violents.

“Aus Mitleid, aus Mitled…”

Reminiscence, Olafur Arnalds

La Strigo n’aurait pas dû parler aussi sèchement .
Maladroit dans cette langue qui n’est pas la sienne, il a balancé ses mots sans émotion, certain que le calme de son timbre suffirait pour contrebalancer la rudesse de ses ordres.  

Il n’en est rien cependant et une supplique filtre des lèvres de l’homme.

“Ich möchte nicht zurück.”

Au front, à la mort, au camp de prisonnier, à tout ce qui fait la guerre et dont (Léandre) La Strigo a juste entendu parler.

Dont il peut uniquement deviner l’horreur, la violence et le traumatisme quand cet inconnu ploie, s’effondre, ses genoux percutant la terre, sa carcasse décharnée frissonnant machinalement.

“Ich möchte nicht zurück. Aus Mitleid, aus Mitleid…”

L’homme répète la litanie une nouvelle fois et attrape ses cheveux, le corps secoué de spasmes et de pleurs sans larmes.
On dirait un fou. Un aliéné malheureux, une gueule-fracassée de l’intérieure.

La Strigo frissonne à son tour d’incompréhension, de surprise et de gêne mêlées, avance d’un pas, s’agenouille à hauteur de l’homme, tend vers le sol sa main droite, caresse du bout de ses doigts la terre.


“ Alles ist gut.”


Il prononce cette fois la phrase de la façon la plus douce possible, approche un peu plus sa main des genoux de l’homme, garde une distance de quelques centimètres néanmoins pour que l’Inconnu ne se sente pas oppressé.

“Du gehst nicht zurück .”

La Strigo veut d’abord le rassurer.

“Es ist vorbei. Du bist hier sicher. ”

Il souffle doucement, tend sa paume vers l’Homme pour qu’il puisse la saisir.

“Ich heiße La Strigo . Kannst du aufstehen? Wir mussen dich an und füttern dich ...”

Le froid brusquement l’agresse, bien plus fort qu’il ne l’est réellement - c’est comme un souvenir refoulé, inconnu encore et dont il n’arrive pas à se rappeler. Alors il frissonne et se frotte les mains contre les épaules, peine à respirer correctement. Un râle s’échappe de ses lèvres, à croire qu’il va crever ici.

Pourtant il aurait dû. Il le sait, il le sent.
Pourquoi diable n’est-il pas encore mort ?

Il voit tes doigts approcher, il en a peur alors brusquement il sursaute. Ta voix ne lui parvient pas, le bourdon dans ses oreilles ne semble pas vouloir se taire. Il pourrait chialer, hurler, pleurer mais rien ne s’échappe de ses lèvres si ce n’est ce râle profond, qui vient du fond de sa gorge, douloureux à sortir. Sa vision se brouille, sa vision s’oppresse. Il ne sait pas pourquoi il est ici.

“Du gehst nicht zurück.”

Il secoue la tête - non non tout sauf ça, je vous en conjure, je ferai tout, tout pour ne pas avoir à y remettre un jour le pied.

“Es ist vorbei. Du bist hier sicher. Ich heiße La Strigo . Kannst du aufstehen? Wir müssen dich an und füttern dich…”

Il râle encore, une dernière fois, douloureusement. Sans relever son regard du sol, sans desserrer ses doigts agrippés à ses cheveux. Il déglutit, ça fait terriblement mal, la gorge en feu comme s’il avait trop hurler.

“...Marlene wird nicht zurückkommen, oder ?”
Elle ne reviendra pas, n'est-ce pas ?

Il inspire. C’est encore plus douloureux de se l’entendre dire.

“Ich bin tot ?”
Je suis mort ?

C’est une réalité : il en est persuadé. Il n’a pas besoin de réponse, dans le fond. Il le sait, et voilà tout. Alors son corps se détend soudainement, en même temps que le barrage ne se brise. Le visage perdu entre ses mains, il se met à pleurer.

Ohne Dich, Rammstein

Des râles, des saccades, des cheveux qui se voient arrachés.
Le corps qui se crispe, se blesse, viscéralement, pris de folie, sourd au reste du monde .

Cet homme dont la Strigo ne connaît toujours pas le nom est comme une bête qu’on tente d’apaiser mais qui, ne comprenant pas la langue des hommes, prend peur et se recroqueville, acculée. Il n’est pas raisonnable, plus totalement fils d’Adam et c’est une chose terrible et troublante que de ne rien pouvoir faire hormis observer ce camarade qui se perd.

L’impuissance est totale et la Chouette, le regard fixe, immobile, la main en suspens, serre les mâchoires, tente de garder son calme alors que sa gorge et son estomac se sont noués de malaise.
Il ne dit mot, laisse la détresse de l’Inconnu s’exprimer en une plainte gutturale, en des questions sans réponse.

“...Marlene wird nicht zurückkommen, oder ? Ich bin tot ? ”


La question serre le coeur de la Strigo car s’il ne l’a jamais oralisé par pudeur et pour ne pas perdre espoir, l’interrogation l’a souvent troublée.

Suis-je mort ?

Il l’a cru parfois dans sa solitude, dans ce monde clos où rien ne naît ni ne meurt, où chacun apparaît comme un miracle.

Je suis mort.

L’inconnu doit le penser car sûrement soulagé de comprendre ce fait terrible, les râles de folie et d’incompréhension cessent, remplacés par des pleurs inconsolables de deuil.

Ils sont morts.

La Strigo ne peut pas l’accepter pleinement car si tel est le cas, s’il n’y a plus rien à craindre, il n’y a plus rien à espérer non plus et ce lieu n’est pas ainsi. Il est étrange mais les accueille. Il leur offre un sens, une chance. Il le sait, le ressent depuis qu’il est ici .

L’autre le vivra aussi, bientôt, mais il doit se relever pour le moment.
La Strigo doit l’y aider, répondre à ces questions, l’encourager sans le trahir.
Il ne mentira pas.

“Entschuldigung, ich weiß nicht, warum wir tot oder lebendig sind und ob wir hier sind.

Car si tout sur cette terre ressemble à celle des Hommes, personne ne sait où ils se trouvent, si cet endroit est le purgatoire, le paradis ou une cage dorée où un Dieu omnipotent les a enfermé .

“Es ist am besten, wenn du deine Vergangenheit und die Menschen, die du gekannt hast, vergisst. Dann wird es dir leichter fallen, hier zu leben.”

Si cet homme veut s’épanouir parmi eux, il doit abandonner l’idée de revoir sa terre natale et devenir un exilé car jamais personne n’avait revu ici des figures connues.
Ce monde, méticuleusement, vous arrachait à vos racines pour vous affranchir de votre passé.
Rien d’hier ne restait dans ce lieu entièrement tourné vers le futur.
Vers la vie et sa renaissance.

“ Bitte nimm meine Hand und folge mir. Du musst dich ausruhen.

Ah tu ne sais pas. Évidemment que tu ne sais pas. Qui pourrait le savoir ? C’est à ce moment probablement que la certitude s’inscrit profondément dans son esprit croyant, profondément protestant - un souvenir soudain, des cours de religion quelques part dans une ville jaune. Il est là, là dans le Purgatoire, dans l’attente du jugement qui sera le sien.

Il ne sait pas qui il est.
Mais il sait qu’il ira en Enfer.

Il en pleurerait presque - presque si seulement il n’était pas persuadé, viscéralement persuadé, qu’il le mérite. A lui, le monstre.
Monstrum.

“Es ist am besten, wenn du deine Vergangenheit und die Menschen, die du gekannt hast, vergisst. Dann wird es dir leichter fallen, hier zu leben.”
“... Nein.”

Non. Hors-de-question.
C’est ferme, définitif. Quelque chose qu’il refuse catégoriquement. C’est à l’heure actuelle tout ce qui lui reste, tout ce qu’il possède. Alors pourquoi lui demander de l’abandonner ? C’est violent. Cruel.

“Bitte nimm meine Hand und folge mir. Du musst dich ausruhen.”

C’est vrai, la fatigue lui tombe dessus, brutalement et sans prévenir. Les larmes ont cessé depuis quelques secondes, une crise aussi violente que courte. Mais c’est douloureux, dans le fond de sa gorge. Et l’épuisement, dans ses épaules. Il voudrait rester là pourtant, seul à l’orée de ces bois. Il inspire l’odeur de la terre, renifle également, de manière bien peu élégante. Il a froid, et est toujours à demi-nu.

Il se redresse alors, le regard perdu sur le sol - il n’ose pas croire ton regard. Sans aide également, sans saisir ta main tendue. Un contact qu’il répugne du plus profond de son être, à la manière d’un chat battu.

Son corps amaigri craque, tremble à faire peur.
Puis ça lui revient. Il ouvre les lèvres, difficilement.

“Mein Name…”

Sur le bout de ses lèvres.
Sans qu’il ne parvienne pour autant à le prononcer.

Ohne Dich, Rammstein

Un seul mot fleuri en réponse sur les lèvres de l’homme quand la Strigo lui conseille d’oublier sa vie d’avant.

Nein.

Cet inconnu qui jusqu’à présent semblait perdu n’a pas hésité un instant et la Chouette soupire en silence, fronce à peine ses sourcils sur le refus .

Cet homme ne veut pas oublier et finira un jour blessé de cette volonté mais après tout qui est-il, lui, la Strigo arrivé ici sans aucune mémoire de sa vie, pour forcer quiconque à une chose qu’il n’a même pas vécu, pour juger un choix qu’il n’a pas eu à prendre.

Il doit accepter de ne pas comprendre le besoin de se souvenir d’une vie disparue, hoche la tête pour approuver la décision de la personne qui lui fait face .

“Sehr gut...“

Il n’y a rien d’autre à ajouter et la Strigo préfère se concentrer sur le fait que, même si son état émotionnel semble pour l’instant s’être apaisé, l’inconnu est toujours en piteux état.

Il suffit d’observer cet homme se relever et chanceler comme un fétu de paille pour voir qu’il a besoin urgemment de soin et que rien ne doit être fait de façon brusque, contre sa volonté. Il faudra de la douceur pour se faire accepter.

La Strigo heureusement y est habitué, a fait de la patience une arme précieuse.
Il s'époussette les mains sur son pantalon et se relève à son tour, fixe son regard paisible sur les lèvres de l’homme, ne le brusque pas quand l’Inconnu essaye en vain de se rappeler de son prénom.

Cela reviendra. La Chouette en est sûr et le pas lent pour que l’Autre puisse le suivre sans difficulté, il commence à marcher vers le corps de ferme, lançant régulièrement des œillades rapides à l’homme à sa droite .
Tout ira bien à présent.

Il l'espère du moins sincèrement.

Il l’a, il l’a pourtant, son prénom sur le bout des lèvres, quelque part dans un recoin de son esprit. Il est là, terriblement douloureux qu’il a de ne pas sortir. C’est frustrant, passablement enrageant et pourtant il n’en a pas la force, pas plus qu’il ne parvient à le dire. Alors il se prend de nouveau le crâne entre ses mains, et il frotte - frotte fort à s’arracher le peu de cheveux qu’il possède encore.

“Aaah…”

Il supporte mal - la frustration, cette sensation, comme un trop-plein qui bout depuis des lustres dans le creux de sa poitrine. Il te suit alors, vers ce quelque part d’étrange, les yeux posés partout et nulle part à la fois. Des tics et autres sons s’échappent parfois du fond de sa gorge.

Il ne sait pas. Il ne parvient pas.
Il se frotte le crâne, les bras.

Sa peau marque rapidement sous ses ongles salies. Du rouge apparaît çà-et-là aux endroits où appuient ses doigts. On lui a tout pris - jusqu’à son identité. Ne reste que Marlène, mais Marlène n’est pas lui. Alors il cherche, il cherche tant il veut que ça lui revienne, à s’en frapper la tête de la paume de sa main.

“Hm... Warum kann ich mich nicht an meinen Namen erinnern ?”
Hm... Pourquoi est-ce que je ne me souviens pas de mon nom ?

Pourquoi est-ce qu’il a fallu que tout s’envole de sa mémoire ? Il cherche des réponses que tu ne connais probablement pas plus que lui.

Ohne Dich, Rammstein

Ne rien faire, ne rien dire . Rester neutre, non jugeant, non entravant

Face au mal-être que lui insufflent les comportements d’auto-violence de l’homme, le mantra se répète en boucle dans la tête de la Strigo.

Les mâchoires serrées, les coups d'œil vifs qui ne peuvent ni soutenir la vision, ni s’en détacher totalement, il aimerait, pour son propre trouble, faire cesser la détresse et les coups, calmer l’Egaré à ses côtés.
Il n’en a pas le droit néanmoins.
Il sait que cela serait égoïste et sûrement néfaste pour l’homme, qu’étouffer son désespoir pourrait l’aggraver.

La Strigo ne peut être que témoin. Il doit être là, écouter, soutenir si l’inconnu le demande.
Ni plus, ni moins.
Même si ça fait mal, même si son coeur se noue de ne savoir quoi faire, comment faire.

Même s’il se sent perdu, empli de doutes à l’instar de l’homme à ses côtés auquel il peut au moins offrir une réponse à sa question.

“Warum kann ich mich nicht an meinen Namen erinnern ?”

La Chouette connait une justification -partielle et insatisfaisante- à cela.

" Das passiert jedem, der hier ankommt. Wir alle haben mehr oder weniger Amnesie. Manche erinnern sich im Laufe der Zeit daran, wer sie sind, andere nicht".



Il s’est arrêté un instant pour observer la réaction de son vis-à-vis, fixe ensuite la fermette au loin d’où émet la fumée d’une cheminée, puis se remet en marche, continue son explication.

"Ich habe keine Erinnerung an mein früheres Leben. Ich erinnere mich nur an das Wissen, das ich während meines Studiums gelernt habe, und daran, dass ich in einer großen Stadt gelebt habe."


Un maigre butin auquel raccrocher une vie .

"Die Dinge werden dir mit der Zeit sicher wieder einfallen, wenn du dich schon an einen Vornamen erinnerst. Du musst nur Geduld haben. "

Ah tes mots. Il ne les aime pas, ça ne lui suffit pas. Il grimace alors, de dégoût, de déni, et de probablement d’autres choses enfuies. Il plisse, fronce les yeux, ne voit pas bien. Il a froid, il a faim - des sensations qui l’engourdissent brusquement, comme s’il venait tout juste de se rendre compte de leur présence. Il souffle. Soudainement épuisé.

“Ich habe keine Erinnerung an mein früheres Leben. Ich erinnere mich nur an das Wissen, das ich während meines Studiums gelernt habe, und daran, dass ich in einer großen Stadt gelebt habe.”

Ah, et qu’est-ce que ça nous apprend ? Sur nous-même. Pas grand-chose, il est vrai. C’est faible, c’est bien peu. C’est creux. Ça ne veut rien dire.

“Ich habe auch in einer Großstadt gelebt. Ich glaube.”
J’ai aussi vécu dans une grande ville. Je crois.

Il se rappelle des briques jaunâtres des immeubles, légèrement encrassées par la fumée des usines à charbon. Il croit se rappeler qu’il l'appréciait, cette ville. Il ne saurait expliquer d’où lui vient ce sentiment étrange. C’est là, voilà tout.

Il regarde ses mains alors, tremblantes et affaiblies, calleuses au possible. Il passe ses doigts dans ses cheveux coupés trop courts, dans son cou où l’on voit ses muscles tant il est amaigri. Et ses épaules cagneuses, osseuses - il sent ses omoplates sous sa peau, saillantes et douloureuses. Il respire, sent ses côtes doucement se soulever, comme s’il avait peur de les briser. Il inspire alors, fortement un peu trop même. Et sa voix qui tremble, tout autant que son corps.

Il a l'air d'un mort qui marche.
Par chance, la ferme ne semble plus très loin.

“Was ist mit mir passiert…?”
Qu’est-ce qu’il m’est arrivé…?

Ohne Dich, Rammstein

Il y a des mots que l'on prononce tout haut pour soi-même.
Quand l’homme, constatant son apparence, demande ce qui lui est arrivé, la question n’est donc pas destinée à la Strigo.
Il se la pose à lui-même, car l’Oubli l’a pris et qu’il ne peut y avoir qu’une histoire terrible derrière une telle maigreur, derrière ses nuances de gris et de bleus qui parsèment son corps .

La Chouette n’a donc pas à y donner une réponse claire, hausse un peu les épaules, une moue désolée aux lèvres .

Versuche, im Moment nicht daran zu denken. Du musst erst wieder zu Kräften kommen.

Là est la priorité.

Un sourire doux et encourageant s’éclaire sur son visage et une silhouette de petite taille s’esquisse au loin, accroupie dans un potager près du corps de ferme.
C’est une gamine brune à la chevelure très longue et en bataille qui, dès qu’elle les aperçoit, lève les bras au ciel en signe de salut, se relève pour accourir vers eux.
Elle ne doit pas avoir plus de douze ans et avec vivacité se blottit dans les bras de la Strigo après un coup d'œil rapide et méfiant à l’homme inconnu à ses côtés .

“Kiu estas sen pantalono? ”  (*en esperanto)


La question tire un sourire fugace à la Chouette .

“Nova persono. Prezentu vin kaj bonvolu kuri kaj prepari varman banon.” (* en esperanto)

L’enfant grimace, s’arrache à l'étreinte réconfortante de la Chouette et plante son regard revêche dans celui de l’inconnu.

“Saluton. Alice ! ”

Elle n’attend aucune réponse et déguerpit vers la ferme.
La Strigo soupire devant l’absence de manière de la petite, se tourne vers l’homme, gêné et désolé.

“Meine Tochter. Sie ist nett, aber ein bisschen wild.”

Possessive aussi. Jalouse et n’aimant personne hormis lui, certaine que chaque nouvel habitant est un ennemi qui va lui voler son père.

La Strigo n’a néanmoins pas les mots en allemand pour exprimer tout cela.
C’est déjà un miracle qui ait pu jusque-là se souvenir de tant de phrases alors qu’il lui semble ne pas avoir parlé cette langue depuis si longtemps.
Des années au moins.
Il ne s’en souvient juste pas en réalité.
Il ne sait plus qu’il parlait souvent aux soldats de la Wehrmacht venus voir le spectacle d’Antoine, qu’il traduisait alors pour le Prestidigitateur et rédigeait pour l’aider les courriers adressé à l’armée allemande . Par la force des choses et malgré son dégoût envers les boches, il s’était grandement amélioré lors de cette année d’Occupation.

“Entschuldigung… Ich habe Schwierigkeiten mit seiner Erziehung.”

Ah il ne sait pas, il ne sait plus. Il oublie et regarde ses doigts, ses mains. Une grimace mauvaise, quelque peu dépitée. Profondément désespérée. La ferme approche et tu lui dis encore - oublier, ne pas y penser. Alors c’est tout ? Qui êtes-vous, vous qui vous oubliez à chaque instant ?

Une enfant apparaît. Douze ans, pas plus, peut-être moins qu’en sait-il ? Vous parlez entre vous, une langue qu’il ne comprend pas et qu’il n’a même jamais entendu. Ton allemand lui semblait jusqu’alors légèrement étrange, teinté d’accent. La voilà la confirmation, mais cette langue n’éveille en lui rien. Contrairement à celle qui a franchi tes lèvres quelques dizaines de minutes plus tôt, qui en lui éveillait tout.

Il inspire, sent malgré tout qu’il dérange l’enfant.
Elle parle, il ne répond pas.
Et la voilà qui s’enfuit.

“Meine Tochter. Sie ist nett, aber ein bisschen wild.”

Ces mots réveillent en lui un sentiment indescriptible. Terrible, doux à la fois, il voudrait hurler alors à ces mots, Wilfried voudrait hurler ce qu’il a perdu. Et rien pourtant ne sort de ses lèvres. Il reste bloqué, sur la vision de cette enfant.

“Entschuldigung… Ich habe Schwierigkeiten mit seiner Erziehung.”

Il cligne des yeux, sans piper mot. Il était censé y avoir le droit, à cette famille qu’il a rêvé, mais la guerre lui a tout bouffé. Et le voilà désormais, perdu ici, sans possibilité de retour. Alors brusquement il t’en veut, il te jalouse de posséder le semblant de cette vie qu’il n’a pu que toucher du bout des doigts. Il voudrait parler, mettre des mots sur ces sentiments violents, sans pour autant y parvenir. Comme si quelque chose, encore et toujours, bloquait ces paroles.

Pourquoi diable as-tu une fille ?
Lui a perdu son unique enfant avant même de le connaître.

“Wilfried.”

Son prénom.
L’unique mot qui sort de ses lèvres.

“Mein Name.”

Ohne Dich, Rammstein

Face aux excuses de la Strigo, l’homme ne répond rien. Le regard fixe, il reste immobile, coi, ses yeux perdus dans le vide, comme s’il était à la recherche de quelque chose connue de lui seul.
L’arrivée et le départ soudains d’Alice semble l’avoir troublé et, la Chouette, mal-à-l’aise devant cette situation qu’il ne sait appréhender, s’apprête à demander à l’étranger à ses côtés si tout va bien lorsque ce dernier sort de sa torpeur, prononce un unique mot.

“Wilfried.”

La bouche de la Strigo s’entrouve de surprise et l’autre reprend.

“Mein name.”

Son nom. L’homme s’en est souvenu et la Strigo sourit tendrement, gratifie Wilfried d’un compliment.

“Schöner name, Wilfried. Freut mich, dich kennenzulernen.”


Il le pense sincèrement et le coeur un peu plus léger, invite son nouveau compagnon à reprendre sa marche d'un geste ample en direction de la ferme.

“Beeilen wir uns oder sonst wird dein Bad kalt. “


Il y a presque un rire d’encouragement sur ses lèvres.

“Während du ein Bad nimmst, um dich aufzuwärmen, bereite ich dir Kleidung und eine Mahlzeit vor. Was möchtest du gerne essen? ich möchte dir eine Freude machen. ”

Offrir à cet Égaré que la vie a écorché et que l’Oubli a dépouillé, tout ce que ce village étrange a à donner.

Ce prénom qui pourtant est le sien, lui semble être un drôle d’étranger. Une autre personne, celle dont il ne voudrait pas se rappeler. Wilfried, mein Name, non ce n’est pas celui qu’il aurait dû être. Il a soudainement envie de vomir, de la bile qui remonte dans le fond de sa gorge, une dissonance vive dans son esprit.

Wilfried est un monstre.

“Beeilen wir uns oder sonst wird dein Bad kalt.”
“Ja…”

Il regarde le sol, de peur que l’on croise son regard, que l’on y lise ce qu’il est réellement. Car il en est soudainement persuadé, et à la certitude que quiconque pourrait le deviner. Il regarde ses mains, s’étonne presque de ne pas les voir écorchées pleines de sang, celui des innocents. Il secoue la tête pour chasser ces pensées parasites, déglutit, le souffle court. Il chasse ces visions, combien de personnes a-t-il tué ou a-t-il laissé crever ? avance difficilement, un pied devant l’autre.

Non, il ne mérite pas ta gentillesse.

“Während du ein Bad nimmst, um dich aufzuwärmen, bereite ich dir Kleidung und eine Mahlzeit vor. Was möchtest du gerne essen? Ich möchte dir eine Freude machen.”
“Ich… weiß nicht.”
Je ne sais pas.

La ferme porte l’odeur du bois, et celle du foin. Il a toujours eu l’odorat sensible, alors il inspire, s’attend presque à sentir le froid et la puanteur cadavérique. Il secoue la tête, une nouvelle fois. Il a besoin de dormir. D’oublier.

“Kartoffeln ?”
Des patates. Tout simplement. C’est bon, c’est chaud. Ça tient au corps - tout ce qui lui faut. Il n’a plus l’habitude de manger à sa faim, ni même d’espérer un bon repas.

Lo-fi

Des patates.
Voici ce que demande Wilfried, la tête baissée, le regard vers ses pieds.
La frugalité du plat surprend la Strigo qui acquiesce néanmoins sous une esquisse tendre.

“Sehr gut. Mit Eiern und Speck ?”

Très bien. Avec des oeufs et du lard ?

Ils ont du cochon depuis quelques jours, un des habitant ayant abattu un des porcs de la ferme.
C’est un mets rare sur lesquels ils ont l’obligation de se restreindre. Il n’est pas question néanmoins de limiter Wilfried qui vient d’arriver et doit reprendre des forces.

“Möchtest du auch einen heißen Apfelwein mit Honig oder Pflanzenwasser ? - La Strigo ne connait pas le mot pour infusion- Entschuldigung Wir haben nicht viel zu trinken ”

Veux-tu aussi du cidre chaud au miel ou une eau de plantes? Désolé, nous n’avons pas grand chose en boisson.

Ni café, ni chocolat, ni thé. Ils ont déjà consommé les maigres réserves encore présentes à son arrivée et la nourriture se constitue à présent seulement de ce qu’ils réussissent à produire, cueillir, chasser et faire pousser.
Des fruits, des légumes, des tubercules, des baies, des champignons, des oeufs, du lait, quelques gibiers et volailles. Un peu de farine, de miel et d’alcool doux.

La vie est dépouillée ici. Rustique mais étrangement heureuse.
Wilfried s’en rendra vite compte. Son corps malingre regagnera des muscles, son regard se rallumera.

La Strigo souffle doucement dans l’air frais du matin quand il ouvre le portail de métal rouillé du corps de ferme, invite d’un geste de main son invité à entrer .

“Willkommen…”

Il passe devant, se dirige vers le fond de la cour, clenche une porte en bois qui leur fait face, s’écarte pour laisser Wilfried pénétrer dans le bâtiment.

HRP:

“Sehr gut. Mit Eiern und Speck ?”
“Ah. Nur Kartoffeln…”

Juste des pommes de terre, comme si elles pouvaient lui suffire pour le restant de ses jours. Comme s’il ne pouvait manger que cela, encore et encore. Et du chou, pourquoi pas ? Le chou tient au corps, comme les pommes de terre. Il a peur de ne pas avoir à manger demain.

“Apfelwein ?” Ah oui. L’alcool, soudainement il écarquille son regard, tremble des mains. Inspire. Brutalement. Il hésite, se bloque. Non, finalement, le fait qu’il soit chaud fait pencher la balance ou peut-être pas, l’alcool fait oublier, et voilà trop longtemps qu’il n’en a pas bu. “Ja, Apfelwein.” Il regarde un peu la ferme, sans dire un mot. La gorge est douloureuse de tant parler, il avait presque oublié la sensation. Et le son de sa voix. Comme le reste de sa vie, et le reste de celui qu’il est.

Il regarde le corps de ferme alors, et te suit. Fixe les quelques indices de vie par ici. L’endroit est étrange, presque onirique. Sorti d’on ne sait où. Il se demande s’il n’est pas en train de rêver. Le rêve avant la mort, celle qu’il mériterait.

Il frissonne pourtant.
L’air est frais au matin.

Il se rappelle soudainement qu’il apprécie le froid de l’hiver, autant qu’il le craint. Sentiment confus qui reste dans le fond de son esprit. Il sent le froid, le froid a une odeur. Et il regarde ses mains. Tu as raison, il a besoin d’un bain. Il ne veut pas insister pourtant.

“Wo sind wir ?”
Cet endroit, quel est-t-il ?
Parce qu’il est étrange. Dissonant.
Ailleurs.

The name of Life, Spirited Away

Un sentiment de bien-être serein emplit la poitrine de la Strigo quand le froid de l’extérieur cesse sur le pas de la porte et que l’odeur du pain grillé vient caresser ses narines.

La Chouette est de retour à la maison et l’image triviale et rassurante du hall d’entrée vient s’imprimer sur sa rétine, caresser son cœur.
Il n’y a pourtant rien d’extraordinaire en ces murs crème, percés derrière eux d’une petite fenêtre d’où filtre la lumière du matin tandis qu’une porte fermée et qu’un escalier de bois entouré d’une rambarde en fer leur fait face.

La bâtisse, d’un style bourgeois défraîchi, possède néanmoins un charme authentique et la gauche des deux hommes, une armoire massive s’entrebâille sur des paires de chaussures et des manteaux tandis qu’une seconde porte dévoile, mis-close, un salon aux gros fauteuils .
Ce n’est pas tout car à leur droite, perce une troisième porte, vitrée cette fois, d’où on aperçoit une grande salle à manger meublée d’une table en chêne longue de quatre mètres. Peter y déjeune et celui-ci à d’ailleurs a dû les entendre arriver car il lève la tête pour les saluer d’un geste de main, acquiesce et sourit en silence.
Rien de plus car le jeune homme est une âme tout en retenue, trop mélancolique pour s’étonner de l’extraordinaire.
Peut-être Alice a-elle par ailleurs prévenu l’ami de l’arrivée du nouveau venu.
La Strigo ne peut que le supposer et répond simplement à la salutation, concentre de nouveau son attention sur le camarade à ses côtés, à la question qui perce entre ses lèvres bleuies.

“Wo sind wir ?”

Trois mots qui troublent et serrent le cœur de la Chouette.

”Où sommes nous ?”
Wilfried, malgré les attentions, est toujours perdu. Il cherche à comprendre l’impossible, à fuir peut-être vers le connu alors que rien ici n’a de réponse ni d’échappatoire.

"Niemand weiß es wirklich”

“Personne ne sait vraiment”

La Strigo pourtant, à son arrivée, avait cherché à savoir. Il avait exploré tout ce qu’il y avait explorer sur cette terre mais n’avait trouvé comme réponse à ses interrogations que d’autres questions.
Face à l’impasse, il avait dû se résigner à ne pas savoir et accepter les choses telles qu’elles étaient.

“Also haben wir diesen Ort zu unserem aller Zuhause gemacht."

“Alors nous avons fait de cet endroit notre maison à tous.”

Leur Foyer, phare dans une tempête d’inconnus.

Il n’y a rien d’autres à ajouter et il sourit à Wilfried, tourne son corps vers l’escalier pour l’inviter à continuer et mettre de côté les questions sans réponse.

“Lass uns hochgehen, ich zeige dir das Badezimmer”

“Montons, je vais te montrer la salle de bain.”

Il avance, grimpe les premières marches de l’escalier qui grince doucement sur ses pas, vérifie que son invité le suit, continue son ascension, bifurque à droite, vers la voie la plus étroite de l’escalier quand celui-ci se divise en deux.

“Dies ist der schnellste Weg zum Badezimmer. Du kannst es auch über die andere Treppe erreichen, musst aber den Flur zu den Schlafzimmern überqueren. Ich werde es dir später zeigen. ”

“C’est le chemin le plus rapide vers la salle de bain. Tu peux aussi y accéder par l'autre escalier, mais tu devras traverser le couloir qui mène aux chambres. Je te montrerai plus tard. ”

Les marches gravies, la Strigo ouvre la porte sur sa droite.
A l’intérieur, une petite salle de bain équipée de toilettes, d’un lavabo, d’un bidet et d’une baignoire en émail remplie d’eau chaude d’où émanent des vapeurs embuant le miroir et la fenêtre.
La pièce est devenue une étuve et la Chouette s’en amuse, vient tremper sa main dans l’eau du bain pour la retirer bien vite sous une grimace et ouvrir le robinet d’eau froide.

L’eau est brûlante. Alice a dû préparer le bain seule et ne pas réaliser à quel point celui-ci est bouillant pour un corps non-habitué et frigorifié comme cela est actuellement le cas pour Wilfried.

L’attention de l’enfant est louable cependant et la Strigo se contente d’une réflexion auprès de son invité.

“Das Bad ist zu heiß. Drehe den Wasserhahn ab, wenn er die richtige Temperatur hat. Im Übrigen mach es dir gemütlich. Lass nur die Tür einen Spalt breit offen, damit ich dir Kleidung und ein Handtuch hinlegen kann.”

“Le bain est trop chaud. Ferme le robinet quand il est à la bonne température. Pour le reste, installe-toi confortablement. Laisse juste la porte entrouverte pour que je puisse te mettre des vêtements et une serviette. “

HRP: